Le bouffon des rois
sur son fil et qu’un malencontreux coup de vent peut
faire basculer pour le précipiter dans une chute mortelle. Moi aussi, j’étais
menacé de mort si je ne remplissais pas mon devoir d’amuseur perpétuel.
Il m’a fallu tout au long de ces années déployer des trésors
d’invention immédiate, de saillies qui devaient toujours atteindre leur
objectif unique : faire rire. À chaque première lueur de l’aube, je
m’éveillais en espérant que ce jour nouveau prolongerait la bonne fortune d’une
inspiration clémente. Quel destin que le mien ! Avec ma difformité fort
déplaisante – à la limite du repoussant, j’en conviens –, j’avais
l’obligation d’être plaisant.
La reine Anne ne m’avait toujours pas accepté et tentait
avec insistance de démontrer à son époux mon inutilité. Je craignais la
détermination de cette femme séductrice, au charme très vif qui s’affichait
dans un pur et grave visage presque florentin à l’ovale sans défaut :
front haut, nez droit, bouche menue. Ses grands yeux bruns brillaient d’un
ardent éclat qui n’atténuait pas la sévérité de ses manières. De taille
moyenne, elle mettait en évidence une gorge fort belle et des mains d’une
finesse exquise et savait astucieusement cacher une jambe plus courte que
l’autre. Il était impossible de remarquer cette défectuosité car elle
dissimulait un talon à patin spécial haut de plusieurs pouces sous des robes
volontairement très longues, ce qui donnait un caractère majestueux à sa
démarche royale.
Malgré ses grossesses et fausses couches antérieures, on en
parlait comme d’une femme belle, bien conditionnée et d’une agréable tournure.
C’était surtout son esprit subtil qui fascinait tous ceux qui la côtoyaient.
Vertueuse, sage, honnête, charitable, elle avait cependant une promptitude à la
vengeance et ne pardonnait jamais une offense. De mon côté, j’affichai une
prudence et une servilité qui favorisèrent mon maintien auprès de mon roi tout
en me méfiant sans relâche de cette Bretonne au cœur sec et à la tête froide.
Fort heureusement, j’eus quelques alliés qui contribuèrent
au maintien et à la durabilité de ma fonction. Ils faisaient tous partie du
grand conseil de Sa Majesté. J’y siégeais à toutes les séances selon les ordres
de mon roi que je suivais à la lettre :
« Je veux désormais que tu sois assis près de moi lors
de chaque conseil et tu y prendras la parole quand bon te semblera. Tu pourras
donner ton avis sur ce que diront mes conseillers et même sur mes décisions et
cela en toute impunité. Tâche seulement que ce soit plaisant.
« C’est toujours dans le dérisoire d’un insolent trait
d’esprit que l’on entend la résonance d’une pensée profonde et juste. »
Comme je lui rétorquais que je n’oserais jamais ni le
désavouer ni le railler devant ses conseillers, j’entendis cette phrase que
m’ont répétée bien souvent mes deux rois : « Je veux et j’aime que tu
me désacralises ! »
D’abord étonnés puis amusés pour certains, courroucés pour
d’autres, les conseillers de mon roi finirent par accepter ma présence.
Nous avions quitté Amboise pour le château de Blois
qu’affectionnait particulièrement Louis et où se trouvaient maintenant la cour
et le siège du gouvernement.
Le Grand Conseil se tenait dans une salle plutôt intime, qui
ne ressemblait en rien à la taille des immenses pièces qui composaient la
majeure partie de ce château. Les murs étaient recouverts de tapisseries qui
nous isolaient du froid mais assourdissaient surtout les sons. Dans ce décor
feutré, le roi était assis dans un imposant fauteuil en chêne verni dont le
dossier sculpté le dépassait de plusieurs têtes. Au sommet, ciselé finement
dans un bois précieux un porc-épic aux longs piquants hérissés surmontés d’une
couronne bordée de fleurs de lys, son emblème. Tout au bout d’une longue table
de marbre noir, il présidait ce qu’il se plaisait à nommer son conseil intime
composé de huit membres réguliers.
Il y avait Jean d’Auton, dont je t’ai déjà parlé, qui,
m’ayant conservé son affection première, continuait de me prodiguer des
recommandations toujours avisées et jamais empreintes d’une quelconque
condescendance ni compassion. Cet ancien moine bénédictin issu de la petite
noblesse avait su se rendre indispensable auprès du roi, rédigeait une
chronique de son règne en empiétant
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