Le bouffon des rois
cinq années se détériorât. Fatigué par les combats
perdus et les nombreuses expéditions transalpines, notre bon roi retomba malade
au point qu’il « estoit pour lors tout décrépit ».
Entre deux expéditions, il tente de se requinquer dans ses
châteaux, tantôt à Amboise, tantôt à Blois. C’est l’endroit qu’il préférait à
cause du doux climat de la vallée de la Loire. Il avait fait ajouter une aile
au château et l’on pouvait ainsi y loger toute la cour qui comptait un
demi-millier de personnes dont la suite d’Anne représentait les deux tiers.
C’est donc au château de Blois que Louis reçoit Machiavel
qui, durant son séjour, écrit Les Histoires florentines. Mon roi lui
demande évidemment son avis sur la situation italienne et l’agresse
d’entrée :
« J’ai l’impression que le pape mène sa politique
d’après vos écrits.
— Sire, je vous assure qu’il n’en est rien. Je pense
simplement qu’il en fait une mauvaise interprétation. Je souhaite qu’il n’en
soit pas de même pour les princes qui me feront l’honneur de me lire. Je vous
confirme mon absence totale d’admiration pour le pape Jules et dois avouer que
je le hais de toute mon âme. Si Votre Majesté me fait la grâce d’écouter mes
paroles avec une indulgente attention, je ne saurai trop lui conseiller de ne
pas user de la force avec l’infernal pontife. Vous vous présentez à lui comme
le fléau de Dieu.
— Je suis Louis le douzième, roi Très-Chrétien,
cependant je ne puis souffrir que le représentant de Dieu sur la terre nous
traite de barbares, c’est une insulte que je ne saurai pardonner. Il prend les
armes comme un vulgaire soudard en me crachant sa haine au visage, c’est lui
qui le premier a lancé les hostilités. Je vais dénoncer mon serment d’obédience
et lui jeter un concile à la tête. Je suis résolu à sauver mon honneur ou à
perdre tout ce que l’on possède en Italie. Cy endroit faict mettre au lieu
d’honneur ! »
Machiavel, loin de s’offusquer, s’amuse de la vive réaction
du roi et se plaît même à attiser sa colère. Il va jusqu’à accuser feu Georges
d’Amboise d’avoir sciemment élaboré la perte du roi de France en contribuant à
l’élection de Jules II. Il lui suggère l’ingénieuse conception de susciter
une révolte des barons romains afin de mettre cet insupportable pontife en
difficulté et de lui donner assez de tablature pour ne rien entreprendre contre
la France. Mais malheureusement, mon roi ne reconnaît pas l’efficacité de la
politique diplomate telle que la prône Machiavel et ne suivra pas ce judicieux
conseil car il n’avait cure d’inquiéter Jules II, il voulait tout
simplement l’abattre.
Nos longues promenades dans le parc du château étaient
beaucoup plus calmes et ne généraient aucun conflit. Elles ne s’émaillaient pas
tout le temps de dialogues, nous pouvions rester de longues minutes sans dire
un seul mot avec juste la satisfaction de nous sentir bien ensemble. Il avait
même l’exquise délicatesse de s’enquérir si cette longue marche ne me fatiguait
point et si mes pauvres jambes cagneuses ne me faisaient pas trop souffrir.
« Carissimo Niccolo, lui disais-je, j’ai
souffert bien plus sans bouger à côtoyer des gens dénués d’esprit et mon
bonheur d’être à vos côtés me donne une telle force que je me sens de marcher
jusqu’à l’épuisement bien au-delà de la course de Philippidès ! »
Quand je le regardais me sourire de ses yeux malicieux, je
mesurais ma chance d’intéresser, ne serait-ce que quelques heures, cet homme
remarquable qui était l’exemple type de l’homme historique dans ses
caractéristiques et dans ses qualités, qu’elles soient intimes ou extérieures.
Il me flattait au plus profond de mon orgueil quand il me
complimentait sur mes bouffonneries. Il alla jusqu’à me dire « que le
génie a des droits et transforme les hommes et les choses selon les besoins de
son invention ».
Je le voyais comme un des précurseurs de ce que j’ai appelé
le renouveau, la renaissance, ma renaissance puisque, avec lui, je me sentais
devenir un autre, celui que j’aurais rêvé être. J’oubliais ma difformité mais
mes chers os ne manquaient pas de me ramener promptement à la réalité. Quand il
regagna son Italie natale, il me serra dans les bras, plongea longtemps son
regard dans le mien et, le temps d’une phrase, délaissant son bel accent italien,
me
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