Le bouffon des rois
belles
épithètes ! Quand tu es né, n’as-tu pas inconsciemment déclaré la guerre à
la nature ? Si l’on t’accuse d’être stupide dans ton animalité, te
comparant à un sagouin sans âme, n’est-ce pas parce que tu passes ton temps en
badinage, réjouissances, rires et chansons ? Tu es bien obligé d’aller où
te conduisent les plaisirs, le jeu et l’amusement parce que ton destin était
d’égayer la tristesse de la vie humaine. On te recherche, on te choie, on te
permet de tout dire et de tout faire et tu es protégé. Te rends-tu compte de
tes privilèges ? On ne te laissera pas sans secours s’il t’arrive quelque
chose de fâcheux, et quel meilleur secours que celui du plus puissant ?
Les chiens t’adorent, je suis sûr que l’ours du montreur te caresserait au lieu
de te dévorer parce que tu attires la sympathie. Mais comme tu es aimé et
protégé, tu attires aussi l’envie et la haine de ceux qui n’apportent que
tristesse et problèmes au roi. Que t’importe ! Le roi te goûte si fort
qu’il ne saurait, sans toi, se mettre à table ou faire un pas, ni se passer de
toi pendant une heure. Les bouffons procurent aux princes ce qu’ils recherchent
partout à tout prix : l’amusement, le sourire, l’éclat de rire, le
plaisir. Toi, tu es franc, vrai, tout ce que tu as dans le cœur passe par les
expressions de ton visage aux multiples facettes et au travers de tes discours
aux diverses significations. Tu sais changer le noir en blanc, souffler de la
même bouche le froid et le chaud et tu sais aussi éviter de mettre en accord
tes sentiments et tes paroles. La vérité n’est pas aimée des rois, c’est un
vieil adage, et pourtant, un fou tel que toi réussit ce tour de force étonnant
de la lui faire accepter. Tu lui causes même du plaisir en le critiquant
ouvertement ou en injuriant copieusement ses courtisans ; les mêmes mots
qui, dans la bouche d’un sage lui vaudraient la mort, prononcés par un fou
réjouiront prodigieusement son maître et tu sais parfaitement que la vérité a
bien quelque pouvoir de plaire et qu’elle est ton apanage. D’où sors-tu tous
tes bons mots ? »
Profitant du court moment où il reprenait sa respiration, je
pus lui répondre :
« De mon sac à malice, qui n’est pas celui des
charlatans dont on ne peut sortir que des remèdes “pour faire les mamelles
dures”. Les répliques qui en surgissent sont bien plus croustillantes que les
casse-musettes qui nous brisent les dents à vouloir les croquer. Et plus elles
s’échappent de mon sac, plus il s’en emplit, si bien que je le crois d’une inépuisable
magie. »
Il me regarda fixement pour me demander gravement :
« As-tu peur de la mort ?
— Elle est en permanence suspendue au bout de ma langue
ou au détour d’une de mes grimaces. Je m’amuse avec elle et je la défie tous
les jours mais je n’en ai pas peur. Je suis l’allié le plus puissant du
roi. »
Pour mon plus grand malheur, il ne fit que passer dans notre
belle cour de France, à présent considérée comme un monde de philosophes et
d’érudits.
À la suite de son départ, elle allait perdre beaucoup de son
apparat mais Érasme avait une devise, « Nulli concedo [7] », qu’il appliquait sans jamais
y déroger. Dès qu’il sentait qu’on songeait à se l’attacher, il prenait la
route pour se rendre dans une autre cour, un autre château ou une autre
bibliothèque où il posait pour un temps sa prodigieuse érudition et sa pensée
pacifiste et humaniste qui en faisaient peut-être le personnage le plus
éclatant de ce nouveau siècle. Pour moi, il avait transfiguré mon âme rien
qu’en y laissant la trace de son regard scrutateur et de son sourire permanent
empreint d’une ironique lucidité dont il ne se départait jamais.
Si François I er était bien le roi à
l’autorité suprême que personne ne lui contestait, Madame sa mère ne pouvait
s’empêcher parfois d’agir fortement en régente. Son obsession de faire rentrer
de l’argent dans les caisses du royaume s’était soldée (si je puis m’exprimer
ainsi !) par une multiplication des magistrats à qui elle vendait leurs
offices, avec l’accord du chancelier. Puis elle les avait lourdement imposés,
alléguant que les magistrats vendaient déjà leur justice et qu’il était bien
naturel que le roi y eût part pour entretenir la paix ou soutenir ses guerres.
En outre, elle fit payer la gabelle aux privilégiés, gens
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