Le bûcher de Montségur
auteur du coup d’Avignonet, et qu’ils lui aient demandé de s’éclipser avec le maximum de discrétion : l’homme qui avait manifesté un si vif désir de boire du vin dans le crâne de Guillaume-Amaud ne pouvait bénéficier que d’une grâce accordée pour ainsi dire à la sauvette. Onze ans plus tard, il est mentionné par les enquêteurs royaux comme « faidit et dépossédé pour avoir été fauteur et défenseur d’hérétiques au château de Montségur ». Il ne devait réintégrer ses droits civils qu’en 1257. Il est donc difficile de croire que cet homme ait, d’une façon quelconque, pactisé avec l’ennemi.
Pierre-Roger de Mirepoix et son beau-père Raymond de Perella restèrent donc dans la place jusqu’à la fin de la trêve, avec la majorité de la garnison, leurs familles, et les hérétiques – ceux qui ne voulaient pas abjurer leur foi et devaient, suivant les clauses de la capitulation, être livrés au bourreau. Les quinze jours durent être consacrés à des cérémonies religieuses, à la prière et aux adieux.
De la vie des habitants de Montségur durant cette quinzaine tragique, nous ne connaissons que ce que les inquisiteurs ont bien voulu demander aux témoins qu’ils interrogèrent par la suite : des détails précis, dépouillés, dont la sécheresse voulue ne parvient pas à cacher l’émouvante grandeur. D’abord le dernier partage des biens de ceux qui allaient mourir : en reconnaissance pour son dévouement les hérétiques Raymond de Saint-Martin, Amiel Aicart, Clamens, Taparell et Guillaume Pierre apportèrent à Pierre-Roger de Mirepoix une couverture pleine de deniers. Au même Pierre-Roger, l’évêque Bertrand Marty donna de l’huile, du poivre, du sel, de la cire, et une pièce d’étoffe verte : cet austère vieillard ne possédait sans doute pas d’objets plus précieux. C’est encore à Pierre-Roger de Mirepoix que les hérétiques attribuèrent une grande quantité de blé et cinquante pourpoints pour ses hommes. La parfaite Raymonde de Cuq donna une arche de froment à Guillaume Adhémar, sergent d’armes (les provisions déposées dans la forteresse étaient donc bien considérées comme appartenant à l’Église cathare et non aux propriétaires du château) 191 .
La vieille Marquesia de Lantar donna tous ses effets à sa petite-fille Philippa, femme de Pierre-Roger. D’autres hérétiques donnaient aux soldats quelques sous melgoriens, de la cire, du poivre, du sel, une paire de souliers, une bourse, des braies, du feutre 192 … tout ce que les bons hommes possédaient encore ; et certains de ces objets devaient sans doute avoir surtout une valeur de reliques.
Les dépositions relatent ensuite les cérémonies auxquelles les témoins assistèrent ces jours-là – les seules sur lesquelles on leur ait demandé des détails – les consolamenta . En ces jours où le fait d’entrer dans l’Église cathare signifiait une mort certaine et imminente, il se trouva au moins dix-sept personnes assez croyantes pour aspirer à cette faveur. Ils étaient six femmes, et onze hommes, tous chevaliers ou sergents d’armes.
L’une de ces femmes était l’épouse du seigneur de Montségur, Corba de Perella. Corba, fille de la parfaite Marquesia, mère d’une enfant infirme et probablement déjà « consolée », devait s’être depuis longtemps préparée à ce pas décisif ; elle le franchit le dernier jour, l’avant-veille de la fin de la trêve, abandonnant son mari, ses deux filles mariées, ses petits-enfants, son fils, dont la présence l’avait sans doute retenue jusque-là et auxquels elle préférait à présent le martyre pour sa foi 193 . Ermengarde d’Ussat était une noble femme de la région, Guillelme, Bruna et Arssendis étaient des femmes de sergents (les deux dernières devaient monter au bûcher en même temps que leurs maris, eux aussi volontaires de la onzième heure) ; ce n’étaient pas de vieilles femmes, les sergents d’armes étaient en général jeunes. Guillelme de Lavelanet était peut-être âgée, puisqu’elle était la femme du chevalier Bérenger de Lavelanet.
Parmi les hommes qui avaient reçu le consolamentum pendant la trêve figuraient deux chevaliers : Guillaume de l’Isle – grièvement blessé quelques jours plus tôt – et Raymond de Marciliano. Les sergents d’armes Raymond-Guillaume de Tornaboïs, Brasillac de Calavello (tous deux avaient participé au massacre d’Avignonet), Arnaud
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