Le bûcher de Montségur
exilé leurs fidèles. Dans ces conditions-là, la prédication la plus sincère, la plus ardente ne pouvait qu’apparaître comme une odieuse hypocrisie.
L’Église était obligée de lutter, mais les forces en présence n’étaient pas égales : sainte, catholique et apostolique, forte de sa tradition séculaire de sagesse et d’autorité, l’Église romaine, dans le Midi de la France, commençait à prendre l’aspect d’une force policière et de plus étrangère, que l’on méprise, dont on se moque, que l’on espère tromper par une soumission simulée, bref, elle était devenue quelque chose de si pauvre qu’il y avait bien là de quoi faire verser des larmes de sang à tous ses fidèles. Ses efforts pour regagner le terrain perdu allaient la faire descendre plus bas encore, par suite de quel enchaînement implacable d’erreurs, de compromis, d’ambitions personnelles, de fidélités mal comprises, d’involontaires ou conscients abus de pouvoir ? Le mal était si ancien qu’il serait cruel d’en faire peser la responsabilité sur Innocent III ou sur ses ministres trop zélés.
Si un saint comme Dominique a pu souffrir du scandale qu’était à ses yeux l’hérésie au point d’oublier que le bâton n’est pas une arme digne du Christ, comment s’étonner que des hommes moins forts se soient crus autorisés à défendre leur Église par les armes ? Et si l’état des choses était tel que même un saint ne pouvait que jouer le rôle ingrat d’un policier déguisé, comment s’étonner de la légitime résistance des peuples du Midi à la prédication catholique ?
Saint Dominique réussit cependant à faire au moins un converti de marque : ce Pons Roger, de Tréville en Lauraguais, auquel il impose les pénitences suivantes : pendant trois dimanches le pénitent marchera le dos nu, suivit d’un prêtre qui le frappera de verges, depuis l’entrée de son village jusqu’à l’église ; il portera l’habit religieux, avec deux petites croix cousues des deux côtés de la poitrine ; toute sa vie, sauf à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, il ne mangera ni chair, ni œufs, ni fromage ; trois jours par semaine il s’abstiendra aussi de poisson, d’huile et de vin. Il observera trois carêmes par an, il entendra la messe tous les jours, il gardera une chasteté perpétuelle ; une fois par mois il devra montrer sa lettre de pénitence, au curé de Tréville. En cas de désobéissance, il sera excommunié comme hérétique et parjure 48 .
À part ce cas de conversion authentique – le seul dont le souvenir ait été conservé – le résultat de l’œuvre de saint Dominique, en ces années qui précèdent la croisade, se réduit à la fondation du monastère de Prouille ; cette fondation sera la préfiguration et le point de départ de l’ordre des Frères prêcheurs, qui prendra presque aussitôt une telle place dans la vie de l’Église.
Un soir de l’année 1206, saint Dominique était entré dans l’église de Fanjeaux pour y prier, après une prédication en plein air. Là, plusieurs jeunes filles vinrent tomber à ses pieds, lui déclarant qu’elles avaient été élevées par des parfaites dans la foi hérétique, et que les discours du saint homme les avaient fait douter de la vérité de leur religion. « Priez le Seigneur, dirent-elles, pour qu’il nous révèle la foi dans laquelle nous vivrons, nous mourrons et nous serons sauvées. — Soyez courageuses, répondit le saint, le Seigneur Dieu, qui ne veut la perte de personne, va vous montrer le maître que vous avez servi jusqu’à maintenant. » L’une d’elles raconta plus tard qu’aussitôt le démon leur est apparu sous la forme d’un chat hideux 49 .
Que cette étrange vision soit due au pouvoir de suggestion de saint Dominique ou à l’exaltation des jeunes filles, il est difficile de prendre très au sérieux une conversion de ce genre. Peut-être la prédication du saint inspirait-elle plus de haine et d’horreur pour l’hérésie que d’amour pour les vérités de l’Église ? En tout cas, les jeunes converties craignent que leur foi nouvelle ne faiblisse, et saint Dominique décide de créer pour elles un lieu de refuge où elles puissent vivre à l’abri des tentations.
Le couvent ne tarde pas à recevoir des dons : en 1207 l’archevêque de Narbonne accorde à la nouvelle fondation l’église de Saint-Martin de Limoux. Plus tard, les succès de la croisade enrichiront ce
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