Le cadavre Anglais
reprit-elle, lui désignant, en le tapotant, un fauteuil proche.
Il s'assit. Balbastre eut-il un timide mouvement pour faire de même ? Un coup d'œil de Madame Adélaïde lui intima de n'y point songer.
— Vous connaissez Balbastre ?
— Oui, madame.
— Musicien. Il compose assez agréablement. Organiste de mon neveu Provence… L'archevêque de Paris lui a par trois fois interdit de toucher l'orgue à Notre-Dame à cause de la multitude qui veut l'entendre, canaille qui ne respecte même pas la sainteté du lieu ! Et, de plus, maître de clavecin de ma nièce, la reine ! Et, pour faire bonne mesure, vendeur à l'encan d'objets rares. Voilà M. Balbastre !
Au fur et à mesure que la princesse développait sa philippique, le musicien semblait s'affaisser au point que Nicolas en eut presque pitié.
— Vous seriez en droit, monsieur le marquis, de me dire votre étonnement de cette conférence à trois. C'est à Vergennes que nous en sommes redevables. Il l'a jugée indispensable. En un mot, dans un souci légitime d'amadouer le roi mon neveu qui me bat froid depuis peu, j'avais souhaité complaire à l'… 157 , à sa femme. Monsieur…
Elle désignait Balbastre du menton.
— … à qui je faisais l'honneur de réfléchir à haute voix, m'a proposé un objet unique, un instrument à nul autre pareil, digne par sa rareté et sa splendeur de la cour de France, une flûte en os de narval. Or il se trouve, il se trouve… Mon Dieu !…
Au bord des larmes, la princesse demeurait sans voix.
— Que l'origine du présent, poursuivit Nicolas, était loin d'être aussi innocente qu'on aurait pu le souhaiter. Et que pour conclure, un scandale qui éclabousserait le trône est sur le point d'éclater !
— Je savais bien qu'il fallait s'en remettre à vous, s'écria Madame Adélaïde, soulagée de voir énoncé son tourment.
— Et donc, madame ?
— Vergennes me supplie de savoir d'où provient ce vicieux déportement et qui a donné la main à cette friponnerie, outre monsieur évidemment !
— Oh ! madame, murmura Balbastre.
— Ah ! Point de larmoiement, éclairez-nous plutôt.
— Mais, j'ignorais…
— J'ose le croire, dit Adélaïde de plus en plus irritée. Allez au fait. Qui vous élut comme émissaire et truchement de cette mauvaise et sale action ? Le roi est furieux et ma nièce outrée ! Elle…
Elle fourrageait le feu avec fureur, faisant jaillir des gerbes d'étincelles.
— Monsieur, dit Nicolas s'adressant au musicien, je connais quelqu'un à qui une proposition du même acabit fut soumise. Et pour la même tentative, ce qui tendrait en l'occurrence à prouver votre innocence.
Balbastre n'en croyait pas ses oreilles ; tout dans son attitude marquait son étonnement que le salut pût venir du marquis de Ranreuil.
— Ou du moins qu'on s'ingéniait à trouver un moyen de compromettre la reine et un fantoche propre à exécuter le projet.
— En fait, monsieur le marquis, approchant Sa Majesté à qui j'ai l'honneur de donner des leçons de clavecin, vous connaissez son goût exquis, j'avais d'abord songé lui soumettre la proposition. Mais Madame était à la recherche d'un présent et l'idée m'est venue…
— Voilà bien la bêtise du bonhomme ! gronda la princesse.
— Qui vous a proposé le marché ?
Balbastre hésita un moment.
— Dois-je, monsieur, vous rappeler le passé ?
— J'ai rencontré chez le duc d'Aiguillon un gentilhomme prussien, mon admirateur. Il m'a longuement vanté mes improvisations à Notre-Dame dont parlait Son Altesse, et loué mes pièces de clavecin avec deux fugues pour orgue.
— C'est le corbeau et le renard, que vous nous contez là !
— Hélas, madame ! Je m'y suis laissé prendre.
— Le nom de cet admirateur ?
— Je ne puis…
— Vous ne pouvez ! Comment, vous ne pouvez ? Foi de fille de France, je vous ferai rouer pour crime de lèse-majesté, monsieur, si vous ne parlez.
— Il serait dommage d'en arriver là avec un homme qui possède un clavecin orné du portrait du grand Rameau. Répondez, monsieur, à Son Altesse royale. Ce nom, sur-le-champ.
— Il s'agit du chevalier Tadeusz von Issen.
— Et savez-vous, hurla la princesse, d'où vient l'objet en question ? Il a été dérobé dans les cabinets intérieurs du roi Frédéric ! Oui, à Sans-Souci ! C'en est assez.
Elle se leva, tendit sa main à baiser avec un sourire à Nicolas, toisa Balbastre et sortit du
Weitere Kostenlose Bücher