Le calice des esprits
décrire la contrée
que nous traversions. Malgré la rigueur de l'hiver, la terre avait une douceur
qui lui était propre, bien différente des mornes plaines de Normandie. La
campagne — de vastes champs ouverts au terreau brun dur comme fer qui
attendaient les semailles — s'étendait de chaque côté comme un tapis.
Elle offrait aussi des prairies et des pâturages pour les grands troupeaux de
moutons, des bois épais et denses, des boqueteaux sombres où des hameaux se
nichaient à l'abri d'une colline ou dans une clairière. Les pauvres sont les mêmes
partout et ils sont toujours parmi nous. Les routes étaient encombrées par ceux
qui cherchaient de l'ouvrage, par des marchands, des religieux, des
chaudronniers, des colporteurs avec leurs ânes et leurs poneys de bât, des
charrettes et des brouettes. Toute cette multitude devait s'écarter en hâte à
l'approche du cortège royal. Une fois, nous dépassâmes une troupe de bohémiens,
voyageurs perpétuels, avec leurs roulottes bariolées et leurs chevaux harnachés
de couleurs criardes. Ils se rassemblèrent sur le bas-côté, dans leurs habits
voyants et happelourdes, et proposèrent des babels à la vente. Des pèlerins
allant à Cantorbéry, Rochester ou Walsingham, plus au nord, ou bien en
revenant, se bousculaient, chapelets au cou, médaillons d'étain épinglés à leurs
manteaux en loques. Ils levaient les bras au ciel et, quand nous passions
devant eux, priaient Dieu de bénir Édouard et sa reine.
Après l'agitation des derniers
jours, ces scènes au grand air étaient reposantes. Nos quatre compagnons
décrivaient la campagne, avec les cultures de blé et de seigle, de fruits et de
légumes — persil, poireaux, choux, oignons, prunes, poires et
pommes —, que faisaient pousser les petits paysans. Je remarquai qu'il y
avait peu de haies, des jachères séparant les différentes parcelles, ce qui
n'était pas le cas en Normandie. La terre prenait un étrange aspect strié, bien
que de plus en plus de champs fussent transformés en pâtures à moutons, la
demande de laine anglaise étant constante en Occident. Quand nous dépassions
les chaumières aux murs de torchis, les paysans accouraient, admiratifs, pour
nous fêter. Plus nous nous enfoncions dans le Kent, toutefois, plus les petits
villages paraissaient prospères, maisons et églises de pierre semblant choses
courantes. Elles se blottissaient en général autour d'un magnifique manoir en
brique rouge ou en moellon couleur miel avec des toits de belles tuiles, des
cheminées, d'épaisses portes en chêne et des fenêtres à meneaux garnies de
verre.
Aux carrefours, aux limites
paroissiales, aux portes des villes, une foule de dignitaires, shérifs,
intendants, baillis, gens d'armes et d'Église, tous vêtus de leurs plus beaux
atours, les lourdes chaînes de leur fonction pendues au cou, nous attendaient.
Ils nous offraient des cadeaux et attestaient leur loyauté, ce qu'Isabelle
acceptait d'une voix claire, qui portait loin, s'exprimant parfois en anglais,
langue qu'elle avait étudiée avec zèle mais en secret. Chaque endroit s'était
efforcé de faire de son mieux. On avait dépendu les cadavres des gibets, évacué
le pilori, débarrassé les piques et grilles des cités des têtes et des membres
tranchés des traîtres pour les remplacer par des écus armoriés et de larges
tentures colorées. La nuit, nous nous reposions dans les hôtelleries des
monastères, des prieurés ou des couvents de religieuses. Le jour, il nous
arrivait de nous restaurer dans la salle chaude des vastes tavernes de pèlerins
aux accueillantes enseignes décoratives. Nous avions peu de temps pour
réfléchir, pour converser seule à seule, et plus notre cortège avançait vers le
nord, plus il avait à faire. Nous traversâmes les eaux tumultueuses de la
Medway, admirâmes le donjon élancé du château de Rochester et enfin logeâmes au
prieuré St Augustine, à Cantorbéry, à deux pas de la cathédrale et du spectaculaire
tombeau de saint Thomas Becket, une masse d'or, d'argent et de précieux joyaux.
Nous visitâmes l'édifice et priâmes en bas des marches ; on releva le
rideau devant la tombe pour que nous puissions faire des offrandes de fleurs,
de cierges et d'objets précieux.
Nous rencontrâmes aussi la tante
d'Isabelle, Marguerite, la reine douairière, veuve d'Édouard I er et
sœur de Philippe IV. Dès le premier coup d'œil, la tante et la nièce se
déplurent. La reine Marguerite
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