Le calice des esprits
Gaveston se mit à inspirer profondément. Il paraissait satisfait,
content de lui, et se frottait le ventre comme un homme qui vient de savourer
un bon repas.
— Justice, murmura Édouard.
Le favori ramassa les boucles, les
boutons et la croix du tabellion et les jeta dans le feu. Il insista pour que
nous partagions une dernière coupe de vin. Nous bûmes et notre état d'esprit
changea bientôt. Clauvelin fut oublié, du moins par eux, et pour la première
fois je me demandai si Isabelle et moi n'avions pas échangé une prison pour une
autre. La princesse voulut se retirer. Gaveston et le roi, tout courtoisie à
présent, nous accompagnèrent dans la galerie où se pressaient valets et
serviteurs préparant le coucher du souverain. Les appartements de Gaveston
étaient un peu plus loin. Nous y entrâmes. Je portais les présents qu'il nous
avait offerts. J'étais lasse, j'avais besoin de silence et j'avais grand
sommeil. La chambre du favori ressemblait à un coffre aux trésors renversé. Des
habits coûteux et des ornements précieux étaient jetés çà et là. Lui et le roi
évoquaient à présent leur voyage dans le Kent, jusqu'à Cantorbéry, où se
trouvait le tombeau de Becket, et le joyau qu'ils y apporteraient. Gaveston
tint à nous le montrer, excité comme un enfant devant un cadeau qu'il a
préparé. Je contemplai le grand lit, dont le drap blanc de pur lin, dessus,
était replié. Tout près, sur le plancher, il y avait des bottes de chasse
ornées d'éperons dorés et, au fond, un faucon encapuchonné sur son perchoir,
les clochettes de ses jets tintinnabulant à chacun de ses mouvements incessants.
J'aperçus un triptyque pendu de guingois à un crochet planté en hâte dans le
mur quand Gaveston avait pris ses quartiers. Je m'avançai pour le redresser et
cachai ma surprise : le tableau glorifiait le martyre de sainte Agnès. La
dernière fois que je l'avais vu, c'était chez Vitry. Je crus d'abord que
c'était une copie, mais les charnières un peu rouillées le long des panneaux et
les taches sombres autour de sa bordure dorée me persuadèrent que c'était bien
celui que j'avais vu chez Simon. Comment Gaveston l'avait-il donc acquis ?
Remarquant mon intérêt, le favori s'approcha d'un pas nonchalant pour parler de
la grande dévotion qu'il portait à cette sainte qui avait le même nom que sa
mère. Isabelle entendit ces commentaires et s'empressa de me signifier, d'un
geste, que nous devions partir. Je la rejoignis. Après nous être inclinées
devant le roi et Gaveston, nous sortîmes.
Quand nous fûmes seules, Isabelle
déclara qu'elle n'avait pas envie de se coucher. Elle examina les cadeaux de
Gaveston et passa en revue les événements de la soirée.
— Ils font comme votre père,
rétorquai-je, une belle démonstration de force et de terreur ; ce qui
explique que Clauvelin ait été occis en notre présence. Ils entendent être
seuls maîtres chez eux.
La princesse appuya sa joue contre
l'une des zibelines et sourit.
— Tout comme moi, Mathilde,
tout comme moi !
Nous quittâmes Douvres le
lendemain matin dans une cavalcade où s'exprimait la puissance de l'Angleterre
dans toute sa gloire. Édouard annonça avec gaieté qu'il n'avait en aucune façon
l'intention d'attendre ses hôtes français et que, plus tôt il retournerait à
Westminster, mieux cela vaudrait. Je me souviens que le temps avait soudain
changé, on eût dit que la nature elle-même voulait accueillir la nouvelle
reine. Dans le ciel bleu lavé de pluie un soleil d'hiver brillait, le sol était
ferme sous le pied et l'air revigorait sans piquer. Édouard et Gaveston, fort
désireux de chasser au gerfaut ou au faucon, prirent la tête de la colonne avec
leur bande de nains et de bouffons. Ils s'éloignaient souvent de notre cortège
et partaient au petit galop à travers champs pour lancer leurs superbes oiseaux
contre les hérons, les pluviers ou tout ce qui se risquait à voler sous la
voûte céleste. Je voyais parfois ces prédateurs libérés, battant des ailes en
luttant contre les vents pour gagner de la hauteur, flottant ainsi que des
anges noirs sur le bleu du ciel, avant de fondre sur leur proie en un
magnifique plongeon à vous couper le souffle.
Le grand jeu ayant vraiment
commencé, Isabelle et moi étions négligées, mais n'avions pas de mal pour nous
distraire. Nous chevauchions des palefrois, accompagnées et protégées par
Sandewic, Casales, Rossaleti et Baquelle, tout prêts à nous
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