Le camp des femmes
sans cesse grandissant, maman ou d’autres camarades de Rennes. Mais rien de rien. Zut ! On verra demain ! Ce à quoi j’aspire le plus c’est de m’asseoir, même par terre. Quel délice ça serait ! Les grands-mères qui sont avec nous, s’écroulent les unes après les autres ; c’est fatal, comme nous, assommées de fatigue et de faim, elles n’ont pas la même résistance. Moi, ce qui me mine, c’est la soif, mais une de ces soifs ! c’est affreux !
— Et soudain, je la vois, c’est elle, je la reconnaîtrais entre dix mille. Maigre, la mine tirée, paraissant encore plus grande dans sa robe rayée. Oh ! maman chérie, comment es-tu devenue ? Lorsque je serai tout près d’elle : surtout ne pas marquer d’étonnement. Quand je pense à ce que tu étais il y a seulement deux ou trois ans ; tu étais si belle dans la plénitude de tes quarante ans, et moi qui te trouvais vieille ! Qu’ont-ils fait de toi en si peu de temps ? Que d’amour je ressens pour toi en cet instant, amour de l’enfant qui a encore et toujours besoin de sa mère pour la protéger. Tu es là, tout près et pourtant si loin. Oubliant tout, je m’élance d’un bond pour la rejoindre, mais je n’ai pas fait deux pas qu’une main puissante me harponne par un bras, me retourne et me flanque une beigne retentissante qui me fait rapidement comprendre que je dois rester là où on m’a dit d’attendre.
— « Surtout ne bouge plus, me crie-t-elle de loin, je viendrai te voir en quarantaine. »
Et puis plus rien, rien que du vide autour de nous, chassée elle et les autres par une gardienne.
— « Ben ma fille, t’as déjà reçu le baptême du camp ? »
— « C’est fin ! Si on savait toujours tout, d’abord, on ne serait pas là, non ? »
— Révoltée ? Oh oui je le suis. Tout mon être se hérisse, souffre mille morts de ne pouvoir rien dire. J’ai l’impression de ramper. Et je rampe. Non ! Je refuse. Arrive ce qui arrivera, je me rebellerai. Hélas, ça ne fait que commencer pour nous. Que sera-ce plus tard ? Tiendrai-je le coup comme les autres ? Après tout, pourquoi pas ? Il le faudra bien, mais il faut que je me méfie de moi-même, de mes impulsions « soupe-au-lait » ; il va falloir que j’apprenne à fermer mon caquet si je veux survivre et ramener ma carcasse en France.
— Après une « pose » qui dure je ne sais combien de temps, on nous dirige vers un bâtiment en briques et j’apprends que ce sont les douches. Nous nous regardons et certaines s’affolent, refusent d’y entrer car nous avons déjà entendu parler de celles d’Auschwitz. J’ai peur aussi. Une peur qui me prend aux tripes ; puis je me rassure quand même : j’ai vu ma mère dans le camp, c’est donc qu’ils ne nous gazent pas, du moins pas encore !
— Ici, on entre dans le royaume du vol organisé. Plus rien dans les mains, plus rien dans les poches ; tout leur est bon, sacs de provisions, trousses de toilette, bijoux – vrais ou faux – alliances, symbole du pacte d’amour, enfin tout.
— Adieu à toi, jolie et précieuse bague de mes seize ans, offerte par mes parents – un jonc en or avec une perle fine – c’était une vraie perle et mon premier bijou de valeur. Adieu ma montre, mon petit bracelet. Ah ! si j’avais su, je les aurais laissés au greffe de la Roquette. Enfin, comme dit l’autre, C’était écrit.
*
* *
— Mais (xix) voici qu’apparaissent deux femmes vêtues comme les « déserteurs » de tout à l’heure. Certainement des criminelles. Elles tirent un chariot qui porte une longue caisse en bois dont le contenu ne laisse aucun doute. Cette vue nous attriste un peu, mais ne nous surprend pas : si, comme on le dit, nous nous trouvons dans un camp de 30 000 à 40000 personnes, quoi d’étonnant s’il en meurt une par jour ? Il doit même en mourir « deux » ou « trois ». Le petit convoi passe la barrière, disparaît, il se dirige vers le four crématoire.
— Puis, voici des chants éloignés, ils se rapprochent. Cela va devenir intéressant. Nous concentrons notre attention. S’avance vers la barrière de sortie un groupe de femmes bizarres. Elles ont toutes cette même robe rayée de bleu et de gris ; leurs jambes sont nues comme leurs pieds qui portent des claquettes de bois. Nue aussi est leur tête, vraiment nue car ces femmes sont rasées. Elles portent sur l’épaule gauche des outils de jardinage et marchent au
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