Le camp des femmes
énorme marmite, jusqu’aux cuisines, au centre du camp, qui nous fera voir du nouveau ! Pas si nouveau ! Ces allées bordées de ghettos, d’une monotonie tragique, ces vagabondes à pustules, le retour, à tous les horizons, de ces murs couronnés de barbelés… Au coin d’un block, un peloton revient de la corvée de patates. Les femmes de tête nous dévisagent. Je surprends un grasseyement de chez nous. Puis, en queue, je crois reconnaître (et je lui adresse un signe), qui ça ? Rosine Deréan.
— Non, cette corvée n’est pas mauvaise ! Elle se poursuit par une longue attente, en compagnie des délégations similaires de chaque baraquement. Si on pouvait converser ! Mais des S.S., escortés de chiens, vous frappent sans avertissement.
— Des chiens ! Je stationne, le second jour, tout près d’un schnauzer géant gris bleu, dont la ressemblance me saisit… avec Lolotte. Une Lolotte monstre ! Une Lolotte qui retrousse des babines cruelles et semble prête à vous sauter dessus – comme on le lui a appris. Pas à dire : la plantation des oreilles, la queue-éventail – et cette touffe blanche au gorgeret – me restituent beaucoup d’elle, de « mon petit » à qui je me reproche de ne penser autant dire jamais.
— Le maître du schnauzer, ce S.S. de haute taille, à joue balafrée, le tient en laisse. Nous sommes « au repos ». Je ne sais quelle tentation me prend de faire, de mes lèvres serrées, un bruissement, un soupçon de bécot… comme à Lolotte, quand je lui donnais la permission de grimper au lit. Je devais m’y attendre. L’animal tourne vers moi une gueule soupçonneuse et fait entendre un grognement.
— Le S.S. balafré s’approche. Il éructe une phrase de fureur. On comprend qu’il nous reproche d’avoir agacé son chien, et mes voisines détournent la tête avec quelque réprobation. Je me demande ce que j’ai fait !
— Le lendemain, comme je piétine, dans la même attente, et que la bête n’est pas loin, et que ses yeux pers me rencontrent, pour m’amuser, n’y vais-je pas d’un badin hochement de tête ! Je lui plante mon regard dans les prunelles. Et – son maître ne m’observe pas – voilà que je lui adresse un petit discours tacite :
— « Gros chien, pourquoi m’en veux-tu ? Tu ressembles à Lolotte, la plus jolie chienne du monde.
Je l’aimais. Elle m’aimait. Et toi…, pourquoi ne nous aimerions-nous pas ? »
— Son œil s’élargit, qu’il fixe, préoccupé, sur ma personne. Je tâche de mettre dans mon propos muet quelque chose de mon amour des bêtes. Le schnauzer montre encore ses crocs, mais sans conviction. Je me plais à le quitter de l’œil, et à le reprendre. Et notre flirt, pour ce jour, en reste là.
— C’est une attraction pour moi que cette sorte de rendez-vous. Que me suis-je mis dans la tête ! Chinon, cette fille de mon réseau, avec qui cela n’a jamais collé (on s’adresse à peine la parole ; il y a une vieille histoire là-dessous), s’est aperçue de mon manège et, manifestement, le condamne. Que fais-je de mal, pourtant ! C’est si précieux d’essayer, déshéritée, d’un restant de charme.
— Un autre matin (le schnauzer a pris l’habitude de s’installer sur son derrière à côté de moi), je commets un nouveau susurrement. Sa tête pivote, et son grand œil luit avec moins de dureté vers moi. J’en suis contente pour la journée.
— Le lendemain, encore du progrès. Le surlendemain, ne m’autorisai-je pas à lui caresser le crâne ! Quelle témérité ! Il supporte pourtant mon contact.
— Cela dure deux jours. Je ne donnerais pas la corvée de soupe, même pour un de ces petits sacs que se payent les richardes en pain ! L’apaisement qui naît de ces instants ! Ce palper de velours, cette vie chaude ! Le chien ne me regarde plus. Il entre dans le jeu clandestin. Un simple hochement de queue, quand je le quitte ou qu’il se déplace.
— Enfin un matin… Des compagnes sont interposées, comme toujours, entre ma cajolerie et les yeux du Balafré. Que se passe-t-il ? Est-ce Chinon, dont la mimique cafarde ?… Le S.S. pique brusquement vers nous, surprend mon geste de retrait.
— Il vient se camper en face de moi. Il lève le bras, le laisse retomber. Mais c’est le schnauzer qu’il emmène.
— Je revois son calme pour fouiller dans sa vareuse, en retirer son revolver. Pan ! Entre les yeux. La bête grandit démesurément sur
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