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Le camp des femmes

Le camp des femmes

Titel: Le camp des femmes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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invétérées ont eu certainement leur fin hâtée du fait de cette passion, non pas en raison du tabac, mais parce qu’elles préféraient se priver de leur pain ou de leur soupe pour obtenir un bout de mégot et satisfaire leur besoin de fumer qu’elles déclaraient impétueux et insupportable.
    Mes camarades masculins m’ont encore dit que l’échange de tabac contre la nourriture était beaucoup plus accentué chez les hommes. Dans les camps d’hommes, au dire de leurs camarades, de très nombreux déportés sont morts de cette passion de fumer qu’ils satisfaisaient en se privant de leur maigre nourriture quotidienne.
    Mais cependant nous supportions assez facilement la faim avec un peu de volonté. L’estomac était habitué à recevoir la même quantité à heure fixe. Nous avions continuellement de l’appétit. Pour moi et quelques-unes de mes compagnes, nous n’avons guère ressenti que la nuit la sensation de « trou dans l’estomac », dont parlaient certaines compagnes qui restaient au block. Nous avions ai-je dit un appétit constant qui devenait désagréable lorsque l’heure de la soupe passait sans que nous la recevions. Alors se mêlait sûrement le facteur psychologique d’attente et cette espèce d’exaspération de l’attente agissait sans nul doute par réflexe psychique sur l’estomac qui sécrétait prématurément. Cette sécrétion donnait alors avec les contractions des muscles lisses gastriques la sensation très désagréable de la faim.
    Dès que l’on prononçait le nom de certains mets, immédiatement se produisait une sécrétion psychique et nous salivions.
    Chacune de nous citait les mets qu’elle désirerait « vouloir manger si soudainement elle en avait la possibilité ». Pour moi c’était : un œuf à la coque, une tartine de beurre et du café bien sucré. Cependant ce n’était point l’évocation de ces mets qui me faisait saliver, mais par contre entendre prononcer les mots « jambon et citron » me faisaient presque baver d’excès de salivation. Était-ce parce que notre organisme souffrait plus spécialement de la carence de ces deux éléments : viandes et fruits.
    Ma camarade Lucienne Idoine revoyait apparaître presque à heure fixe la même image. Elle se présentait à elle avec une immuable netteté : c’était « un gros morceau de lard rose, translucide, fumant, tremblotant sur un plat de haricots rosés ». Elle arrivait même, disait-elle, à en humer le fumet. Lucienne annonçait sa vision par un : « Ça y est, je revois mon morceau de lard ! » prononcé d’un ton amusé quoique un peu désabusé.
    Les rêves étaient très fréquemment aussi à caractère gastronomique, et si au milieu d’un tel rêve nous nous réveillions, nous éprouvions à ce moment une sensation de crampe douloureuse d’estomac. C’était peut-être, d’ailleurs, cette sensation de contraction douloureuse de l’estomac vide qui nous éveillait brusquement. Quelquefois aussi la nuit, nous rêvions que nous faisions cuire des côtelettes et nous nous réveillions en sentant l’odeur du crématoire qui, en effet, répandait dans l’air une odeur de côtelette oubliée sur le gril ! Le lendemain matin plusieurs se racontant leurs rêves se trouvaient avoir eu des rêves identiques, beaucoup disaient « j’ai rêvé que je faisais griller des côtelettes ».
    J’appellerai « magiromanie » une autre manie dérivant aussi de la faim ; c’est la passion des recettes de cuisine. Chaque prisonnière a son livre de cuisine, sur lequel elle transcrit scrupuleusement les recettes que lui donnent ses compagnes. Elle remplit des pages et des pages de son petit carnet (se privant même d’une demi-ration de pain pour « acheter » un bout de crayon). Ce petit livre de recettes est sa richesse, sa fortune, elle ne consent point à le prêter à n’importe qui.
    L’opulence des recettes dépasse l’imagination. Il y a des débordements de crème fraîche, de beurre, de glace, de viande, de sauce béchamel. La cuillère à soupe de madère que l’on ajoute généralement à une sauce devient trois décilitres. Et tout le reste à l’avenant. À mon sens, c’est par une sorte de lutte inconsciente, une manifestation de notre « vouloir-vivre », que nous opposons à la réalité de la pauvreté et de l’uniformité du contenu de nos gamelles (rutabagas cuits à l’eau) un rêve d’abondance et de richesse de nourriture.
    Tous les

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