Le camp des femmes
C’est bien simple, ça se dit… hésitation… ça se dit : « Vas-y mollo ! »
Voilà pourquoi, depuis un mois, l’Aufseherin du kommando du sable tape sur les Françaises en criant : « Vas-y mollo… Vas-y mollo. »
*
* *
Je travaillais (lxii) au début à transporter du sable avec un wagonnet, tout près des fours crématoires. Cela était très dur. Un jour que le wagonnet était sorti de ses rails, l’Aufseherin était près de moi avec son grand chien loup. L’a-t-elle fait avec intention ou non, mais elle a lâché un peu la laisse et le chien m’a enlevé un bifteck et déchiré ma robe (ma belle robe toute rapetassée) rayée de bagnarde, attachée autour de ma taille par une ficelle que j’avais trouvée dans le camp. La charmante vache de Boche au mignon petit chien, grand comme un beau veau de boucherie, m’a demandé de relever ma robe pour lui faire voir ma fesse, ma pauvre fesse toute décharnée. Elle m’a giflée et m’a dit qu’il fallait que ma robe soit raccommodée pour aller travailler le lendemain matin. Heureusement, ma petite amie Odette était à la couture. Elle m’a procuré une aiguille et du fil et j’ai réparé ma robe. La Boche n’était plus là le lendemain, elle était remplacée et le chien aussi remplacé par un superbe Danois très beau, très grand et très méchant. Quelle belle bête, c’était bien dommage que ces bêtes soient dressées à faire tant de mal et de ravage. Une fois j’en ai vu un qui a éventré une pauvre femme, mère de quatorze enfants, elle avait eu son dernier né en prison en France et ne savait pas ce que les Boches en avaient fait, qu’était devenu le pauvre enfant. C’était la femme d’un marchand de charbon et elle tenait une épicerie. La malheureuse est restée avec ses boyaux au vent plusieurs jours avant de mourir ; deux jours il semble me rappeler.
Valère (lxiii) et moi, nous nous connaissons depuis une grande semaine. Le hasard nous avait réunies à la carrière et tout de suite, cette Russe haute et mince m’avait été sympathique.
Sourires échangés, silence, travail, toussotement, sourires…
À voix basse, je me suis mise à fredonner « Plaine, ma Plaine », pour voir…
Le résultat a été immédiat. La jeune Russe a chanté en même temps que moi la chanson de la Plaine, d’abord, puis les Partisans, la Marche Funèbre, et ce chant de Jeunesse soviétique dont nous avions fait le Chant des Auberges, en France.
Sympathie, travail ralenti, sourires, chansons !
C’est étonnant comme en petit nègre russo-franco-anglo-espérantino-latino-germanique, on peut se faire des confidences !
La musique symphonique nous a beaucoup rapprochées. Je fredonne, bouche fermée, quelques mesures des steppes de l’Asie centrale, ou du couronnement de Boris Goudounov… Valère fredonne aussi. Elle est la seule Russe prisonnière avec qui j’ai pu parler de Moussorgski, Borodine, Rimski-Korsakov.
Valère faisait ses études à Rostoff. Elle me parle longuement de sa ville natale anéantie par les nazis. Pas de nouvelles depuis deux ans de sa mère et de son frère. Elle est communiste et croit absolument à la victoire de l’U.R.S.S.
Patience, calme… La Volga continue de couler. Laissons aussi couler les jours. L’U.R.S.S. gagnera la guerre, seule la fin importe… Tout en elle n’est que flegme, attente, immobilité, certitude. Pour travailler, elle a des gestes lents, amples et sûrs.
Elle m’a présentée à ses quatre amies :
— C’est Katiouchka !
Ainsi est né l’équipage de notre wagonnet. Valère l’a baptisé : le Simon Kapo.
Qui pouvait être Simon Kapo ?
Intimité…
— Katiouchka ?
— Oui, Valère ?
— Tous les Français sont communistes ?
— Non, Valère.
Longues réflexions.
— Pourtant, c’est dans ton pays qu’on a fait la Révolution de 1789. Et puis, vous avez eu la Commune. En Russie, on fête chaque année l’anniversaire de la Commune. Tu sais la date ?
— Euh… Non, Valère !
— 18 mars. Le 18 mars, chez moi, on se réunit. On a élevé un monument à la gloire de Gavroche et on célèbre la Commune devant la statue. Lénine est enseveli dans le drapeau de la Commune de Paris…
— Une prisonnière (lxiv) , poussant une brouette lourdement chargée, tombe exténuée. Les coups de ceinturon de la surveillante allemande ne réussissent pas à la remettre debout. Un lourd chariot, traîné par deux chevaux suivait. Les
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