Le camp des femmes
presque tous les Allemands, le courage l’intimidait.) Je ne puis citer tous ses exploits, qui étaient quotidiens, mais l’un d’eux m’a particulièrement frappé parce qu’il est gratuit et psychologiquement symptomatique. Une de mes amies, femme de beaucoup de jugement et très modérée, qui a été très longuement enfermée au Bunker, l’a vu de ses propres yeux.
— La punition classique à Ravensbrück était 25 coups de bâton, parfois 50, parfois 75, qui étaient alors généralement appliqués en deux et trois fois, mais pas toujours. Lorsque les 50 coups de bâton étaient donnés en une fois, la victime mourait assez souvent ; elle mourait toujours lorsque c’était 75 coups.
— Après une de ces bastonnades (j’ignore de combien de coups), et tout étant terminé, mon amie se hasarda à regarder par sa lucarne ; la victime était demi nue, couchée la face contre terre, apparemment sans connaissance et couverte de sang, depuis les chevilles jusqu’à la taille. Binz la regardait, et, sans mot dire, vint se mettre debout sur les mollets sanglants, les deux talons sur l’un et les deux pointes sur l’autre, et là elle se balança un moment d’arrière en avant, faisant porter le poids de son corps tantôt sur la pointe des pieds, tantôt sur les talons. La femme était peut-être morte, en tout cas solidement évanouie car elle n’eut aucune réaction. Au bout d’un moment, Binz partit, les deux bottes barbouillées de sang (lix) .
LE CHARBON
Soigneusement (lx) encadrées, la pelle sur l’épaule, notre colonne s’allonge, progressant péniblement malgré les cris et les coups vers la gare de Fürstenberg. Nos galoches claquent sur le sol durci par le gel. Échappant pour quelques heures à l’atmosphère chargée des fumées des crématoires, réchauffée par la marche, foulant la route comme les gens libres, mon moral prend une courbe ascendante…
Les tas de charbon qui nous attendent et que, pendant douze heures, l’estomac vide, il va nous falloir transporter, douchent mon optimisme. C’est de tous les travaux celui que je redoute le plus. Par équipe de deux, nous chargeons des wagonnets que d’autres prisonnières pousseront… Où ?… Il y a bien longtemps que toute question me paraît superflue. Mon horizon, pour l’heure, est mon tas de charbon, ma préoccupation : ma pelle…
Mon équipière, une Yougoslave, manifestement rompue aux travaux de force, manie la sienne avec dextérité… Mes malheureux efforts restent vains… Sous l’œil réprobateur de ma compagne, je plonge pourtant avec application et courage mon outil dans le tas, ainsi que je le lui vois faire, ne laissant que trois ou quatre morceaux de charbon que je verse piteusement dans le wagonnet en attente.
L’équipe qui le pousse, à son tour, me considère avec pitié mais aussi la crainte que notre gardienne, estimant notre rythme trop lent, stimule notre zèle à coups de schlague. À voix basse, une conversation s’engage entre mes trois compagnes, dont je suis, à coup sûr, l’objet, mais à laquelle je ne comprends rien.
Vaguement inquiète, j’essaie de saisir un mot pouvant m’éclairer sur ce qui va en sortir, l’Allemande n’est pas loin, la délation est monnaie courante, je suis la seule Française du groupe, ma tentative d’échapper au travail m’ayant séparée du kommando français que nous essayons de constituer.
Finalement, l’une des convoyeuses m’arrache la pelle des mains et me pousse vers le chariot. C’est lourd, la route est cahoteuse, mais j’ai échappé aux coups qui, inéluctablement, auraient sanctionné ma maladresse. La solidarité n’a pas de frontière.
TERRASSE
— À quinze (lxi) cents mètres environ du camp, on nous fît arrêter, et la surveillante nous dispersa dans un champ de sable tout montueux et bosselé, situé sur le bord de la route. Nous fûmes chargées de l’aplanir. Cela s’appelait Planierungmachen. Nous étions disposées en file, savamment placées par rapport aux déclivités du terrain ; chacune de nous avait devant elle un petit tas de sable qu’elle devait envoyer chez sa voisine du niveau inférieur tandis que sa voisine du niveau supérieur l’alimentait sans cesse. Le sable provenait de la travailleuse qui était placée à la tête de file, sur la hauteur, et il parvenait, à travers toutes ces étapes, à celle qui était à l’autre extrémité, en bas de la pente. Celle-ci
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