Le camp des femmes
chevaux ont refusé de passer sur le corps. Ils se sont cabrés puis ont fait un écart.
— Nous (lxv) revenions de notre kommando de travail. Sur la route, nous croisons une colonne d’hommes. Tout à coup, juste devant moi, une jeune fille sort du rang comme une folle et se précipite vers les hommes. La Kapo la rattrape, la tire par les cheveux, la frappe à coups de gourdin et lui fait reprendre sa place. Appelée devant le commandant, la jeune fille doit justifier sa conduite : « C’était mon père. »
— Le travail (lxvi) est très pénible surtout avec le froid qui vient. Je vois des camarades qui, dès les premiers jours, n’en peuvent plus. Car transporter la terre dans des brouettes est dur pour nos membres fatigués ; tirer le rouleau est aussi très dur, si bien que peu à peu nos rangs s’éclaircissent et les camarades sont, pour la majorité, rentrées au Revier pour ne plus en sortir que pour le crématoire.
— Si le travail est dur, j’y resterai fidèle pour plusieurs raisons. Dans le coin où nous travaillons, il y a une petite cuisine auxiliaire et naturellement nous avons « quelquefois » la chance de décharger les légumes. C’est toujours une aubaine car alors le sac que nous portons chacune, bien que cela soit défendu, est emporté plein de choux ou de carottes, ou de pommes de terre. Mais quand ce bonheur ne nous arrive pas, il y a une autre ressource : le fumier. Nous guettons le moment où les camarades vont jeter les déchets de choux, etc. et alors nous nous précipitons pour faire ample moisson de trognons de choux très appréciés des camarades restées au block. C’est un moyen comme un autre d’aider les plus faibles à tenir, et tenir est le mot d’ordre.
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Le bruit (lxvii) des galoches des équipes de nuit qui viennent de partir s’est éteint.
Après douze heures de dur travail seulement interrompu par le quart d’heure, largement suffisant pour absorber la maigre soupe qui constitue le repas, je viens d’engloutir voracement mon « dîner » : le morceau de pain que j’ai sagement conservé tout au long de la journée, malgré ma faim lancinante.
Harassée, cherchant un peu de chaleur sous la mince couverture que le froid, qui règnera cette nuit dans le block non chauffé et privé d’une grande partie de ses vitres, rendra très vite inefficace, je vais tenter de récupérer un peu de forces pour le combat pour la vie qui recommencera demain à l’aube.
Recroquevillée, ma gamelle et mes sabots sous la tête, afin qu’ils ne soient pas volés pendant mon sommeil, car il serait impossible de les remplacer, je somnole déjà, malgré le brouhaha de ce block surpeuplé.
Soudain, non loin de moi, une voix s’élève. Progressivement le silence se fait. La « Chanson de Solveig », chantée par une cantatrice belge, envahit peu à peu l’espace concentrationnaire, apportant, avec un souffle de pureté et d’humanité, le souvenir d’une existence qui a été la nôtre et que nous avons presque oubliée.
La vie semble s’être arrêtée, accrochée pour un instant aux notes claires presque irréelles dans cet univers sauvage, une émotion dont nous ne nous croyions plus capables nous étreint et, quand meurt la dernière note, le silence persiste encore quelques minutes, rompu, comme à regret, par quelques mots chuchotés avant que l’infernal vacarme reprenne possession de ce monde de cauchemar où la magie de la musique a fait, un court moment, naître l’espoir.
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WAGONS
— Décharger les wagons (lxviii) , c’est un travail que nous cherchons toujours à éviter car le S.S. qui le dirige est une brute finie qui frappe sans raison. « Bekleidung » c’est le lieu où ces messieurs apportent à « pleins » trains tout ce qu’ils ont volé en Pologne, en Tchécoslovaquie, si bien que nous trouvons là, sur une longueur de 200 mètres – largeur 60 mètres, hauteur 7 mètres. – le linge et les vêtements les plus luxueux comme les plus pauvres, les plus jolis cristaux, les plus belles porcelaines, comme les plus simples ; mais aussi des casseroles, des marmites, des machines à écrire, du fil, des crayons, etc. Nous avions dénommé ce coin « les galeries farfouillettes ». De là, nous sortions des vêtements pour nos camarades. Que de fois quittions-nous nos blocks, entièrement nues sous nos manteaux. Après le long appel, nous restions ainsi, transies, presque toute la journée, car il
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