Le camp des femmes
l’appel, on m’envoya à la Schreibstube, l’administration, pour me donner vingt-cinq coups de bâton, mais je ne les reçus pas. Cela se répéta chaque mardi et vendredi.
Le 4 juillet, on m’emmena dans le sous-sol du Bunker. Une petite table occupait le milieu de la pièce. On y plaçait la détenue sur le ventre, les genoux appuyés sur un tabouret, les bras tendus en avant, puis on lui attachait les pieds, la poitrine et les mains. On enveloppait la tête d’une couverture. Impossible de respirer ; si je me trompe, le bâton était en os formé de deux parties reliées de cuir et de caoutchouc. Après cette manipulation, le docteur vérifiait si la « prescription » avait bien été exécutée.
Le commandant du camp, l’Aufseherin Klein et le D r Treite assistèrent à ma bastonnade. Je ne puis dire ce que je ressentis alors. Je ne pensais qu’à une chose : ne pas crier. Je crois que je n’ai pas crié.
On me fit parvenir une lettre de mes camarades et un petit poème écrit par une détenue. J’étais toute courbatue et je ne pouvais marcher. Mais mon âme était plus blessée encore : je ne voulais plus vivre. J’avais de tels moments de désespoir que, rassemblant toutes mes forces morales, je devais repousser l’idée du suicide.
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— Quand (lxxxvii) le tribunal des crimes de guerre de Hambourg condamna Ramdohr en 1947, à être pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive, il se trouva beaucoup de ses parents et amis pour écrire que « ce cher Ludwig n’aurait jamais fait de mal à une mouche » ; que ce camarade « respirait le bonheur même » ; qu’il était le « protecteur des pauvres et des malheureux » ; qu’il lui arrivait « en se promenant dans la campagne de faire un drôle de petit bond de côté pour ne pas écraser un escargot ou un lézard » ; et que pour enterrer le canari de sa belle-mère, il « avait tendrement mis l’oisillon dans une petite boîte, l’avait recouvert d’une rose avant de l’enfouir sous un buisson de rosiers ». Il est difficile de superposer le Ramdohr brutal de Ravensbrück, la terreur du camp et « ce cher, brave, Ludwig » .
XVIII
NOËLS DE RAVENSBRÜCK
Ravensbrück, 24 décembre 1944 (lxxxviii) . Au camp, chacune de nous pensait aux Noëls passés, Noëls de liberté. Pour chacune de nous, croyante ou non, Noël est joie et amour. Ici, au camp, ces mots semblent sortis du vocabulaire des anciens temps, temps passés, si lointains, où nous savions encore pleurer. Temps où nous étions libres… Toutes, nous avions la gorge serrée, pensant à ceux que nous aimions tant… Comme il est loin, comme il fait mal, le souvenir !…
Ce soir-là, Annick Pizigot, une Bretonne de Locminé et moi-même, nous sommes l’une près de l’autre au « Revier » block 10, contagieuses. L’une tuberculeuse et dysentérique, l’autre typhique. Nous unissons nos microbes et nos pensées.
Ce soir de Noël, nous étions deux gamines de vingt ans, deux N.N. qui avions le cœur lourd. Ici, nous savions que nous avions peu, bien peu de chances de guérison.
Un peu avant l’heure de la soupe, quelques compagnes du camp sont venues pour nous chanter quelques chants de Noël. C’était le seul cadeau qu’elles pouvaient nous faire. La bonté de ce geste nous fit mal et bien à la fois car, en ce lieu, le rappel des joies passées est douloureux, et celui des joies futures… nous n’osions y penser.
C’est dans cet état d’esprit qu’au moment de la soupe nous eûmes la surprise d’avoir une distribution de cornichons. Oui, parfaitement, des cornichons !
Annick me dit : « Dans notre état, si nous les mangeons, c’est la mort certaine. » Quelques minutes, nous restâmes silencieuses, regardant ces quelques cornichons au fond de notre gamelle. Laquelle de nous deux exprima notre pensée commune ? « De toute façon, nous ne pouvons guérir. Autant mourir le jour de Noël. »
À l’une comme à l’autre, il semblait que ce serait une grâce toute particulière de mourir ce jour-là.
Ainsi, nous décidâmes de manger ce qui devait nous achever. Avant de nous endormir pour toujours, comme elle fut sincère notre prière… Preuve que nous avions trouvé joie et confiance, notre « Bonsoir » fut un « Adieu » souriant.
Aujourd’hui encore, ce que je trouve extraordinaire fut que toutes deux nous avions la conviction profonde, absolue, indiscutable, que nous irions au Paradis. Là-haut, tout
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