Le camp des femmes
de famille, d’avoir suivi un devoir chimérique, secondaire, au lieu de remplir mon devoir d’état. Un ouvrier volontaire, qui ne savait du reste, ni ce qu’était la Résistance, ni ce que nous avions fait, nous l’a dit sans ambages : « Nous n’allons tout de même pas vous plaindre, quand vous auriez mieux fait de rester raccommoder les chaussettes de votre mari ! » ; mon excuse est d’avoir pensé que je pouvais concilier les deux, le patriotisme ne devant pas diminuer avec le nombre d’enfants. Au contraire, plus on en a, plus il appartient de leur donner l’amour de la Patrie.
Je n’ai pas cherché des aventures, j’ai d’abord refusé nettement d’entrer dans un mouvement de Résistance. Il a fallu qu’on vienne me solliciter quatre fois avant que j’accepte de rendre les services que l’on me demandait et j’espérais bien que la modeste « aide à l’ennemi » apportée, ne serait jamais divulguée. J’ai fait tout simplement ce qui n’était, en somme, que mon humble devoir de Française, dans une petite sphère de province.
Si, en cellule, à A…, j’ai eu des remords, des scrupules, si j’ai eu la conscience torturée, je ne l’ai plus maintenant. J’ai rencontré des mères de famille de huit et neuf enfants, une autre, arrêtée comme otage pour son fils, en avait onze ; j’ai connu des femmes chargées de parents âgés ou infirmes, indispensables chez elles. Je sais que parmi les hommes, il y a des prêtres qui avaient charge d’âmes et ont laissé un lourd ministère. Aucun ne s’est laissé arrêter par son strict devoir d’état, pourquoi l’aurais-je fait ? – Et puis, tant de femmes aussi sont là, ignorantes, innocentes, ne comprenant rien à leur infortune, ne faut-il pas mieux encore y être pour « quelque chose » ? – Non vraiment, je ne regrette rien pour moi, j’aurais même pu faire plus.
Mon seul regret est d’avoir fait pression sur P., de lui avoir arraché son consentement, de l’avoir entraîné à ma suite. Grâce à Dieu, il est libre maintenant et je suis sûre qu’il m’a pardonné les semaines d’A… ; il a même été heureux, je crois, de les partager avec moi, mais en ce moment il souffre à cause de moi ; si je ne reviens pas, il restera seul avec les enfants ; leur vie sera assombrie et j’en serai la cause.
C’est là que réside mon seul chagrin – que résidait, veux-je dire – car maintenant, par la grâce de Dieu, je vois plus loin, je vois mieux. Je comprends que tout ceci, tout cet ensemble de circonstances a été voulu par le Seigneur. Il fait bien toutes choses. Il a décidé cette épreuve pour ma fille, comme pour moi-même, qu’il en soit remercié.
Et, puisqu’il me donne cette paix, ce calme, Il ne les aura pas refusés aux miens. J’en suis certaine. Je sens que tous aujourd’hui, d’un même cœur profondément uni, nous chantons « Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonae voluntatis ».
XIX
LA VIEILLE MARIA
C’est (xcii) une après-midi, au camp de Ravensbrück, que j’ai rencontré la vieille Maria. Pour échapper au travail, je m’étais cachée dans une baraque de Slaves. Assise par terre, aux pieds des tricoteuses de Dniépopétrovsk, je regardais vaguement leurs visages terreux encadrés d’un foulard sale. L’une d’elles entonnait parfois une prière, et les autres répondaient à mi-voix, abandonnant leur ouvrage pour regarder, au-delà des baraques basses, le ciel pâle et les têtes noires des sapins.
Il y avait deux mois qu’arrivant au camp, par une nuit d’hiver, j’avais foulé pour la première fois cette terre dépouillée et misérable. Et, depuis, quelles découvertes dans un monde inhumain, où sur tant de visages rencontrés chaque jour l’âme était morte ou mourante.
Car on ne tue pas les âmes d’un seul coup. Mais elles vacillent longtemps avant de mourir. En soi-même, malgré tous les combats, se glisse parfois ce souffle de pestilence : concessions à la carne qui n’en peut plus, révolte usée, volonté qui sombre.
Est-ce cette cheminée du crématoire qui libère avec sa fumée rousse et grise, panache sale sur le ciel baltique ?
Près de moi est venue s’asseoir la vieille Maria. Très laide, les traits gros et lourds, le visage marqué de boutons. En parlant elle passe ses doigts maigres entre ses cheveux gris et rares.
Maria est Allemande et catholique. Elle était professeur dans un lycée de Berlin. Après
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