Le camp des femmes
exclusif était d’assommer les malades qui refusaient d’avaler le poison) et une prisonnière appelée Vera Salveguart, véritable monstre, qui était chargée de l’empoisonnement. Quand un contingent de femmes arrivait au Jugendlager, elles étaient réparties dans les blocks et soumises au froid et à la faim intense, mais un petit nombre d’entre elles, prises rigoureusement au hasard, étaient réservées pour le prétendu Revier et là mouraient, soit de misère, soit par le poison. Ce fut le cas d’une de nos camarades agrégée de lettres, jeune femme réservée et exquise, d’une culture originale et profondément réfléchie, qui mourut assommée pour avoir refusé d’avaler sa dose.
La seule explication plausible de cette incohérence et de cette complication, apparentes est, à mon avis, une ventilation de la mortalité, dont je présume qu’elle est une invention du commandant Suhren.
Sur le registre du camp, les femmes envoyées à la chambre à gaz figuraient sous la rubrique « parties pour le camp de Mittwerda », ou « sana », ce qui fait que, sur le papier, le Jugendlager était un camp extraordinaire, où l’on ne mourait presque pas. Au contraire, les femmes qui étaient empoisonnées ou assommées au Revier figuraient comme mortes de mort naturelle sur les registres, et il en fallait tout de même quelques-unes pour la vraisemblance. Mais vis-à-vis de qui ? Qui voulait-on tromper ? Les prisonnières, peut-être ? Mais celles-ci voulaient absolument croire à l’histoire de Mittwerda, ne se souciaient pas de statistiques, et risquaient d’être beaucoup plus frappées par les horreurs qui transpiraient sur ce simulacre d’hôpital que par une invraisemblance dans les chiffres qu’elles avaient beaucoup de chance d’ignorer. Par fétichisme administratif ? Peut-être. Le commandant rêvait sans doute d’une extermination totale des témoins, d’un nettoyage par la mort, et dans un camp totalement vide et impeccablement ratissé par la dernière prisonnière, de belles statistiques prouvant qu’on y mourait moins qu’ailleurs et que tout y était « parfaitement correct ».
Mais même de ce Jugendlager, qui était l’antichambre de la mort, il y a des femmes qui sont revenues. Et même de ce Revier du Jugendlager il y a des survivantes : une en particulier, très habile à l’aiguille, avait commencé je ne sais quel tricot ou quelle broderie pour la redoutable Vera Salveguart. Chaque soir Vera exigeait que le travail soit terminé le lendemain, mais la malheureuse inventait chaque matin une nouvelle fleur ou un nouveau feston et, entre-temps, étant nourrie, reprenait des forces.
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À Ravensbrück (ciii) je n’ai jamais travaillé car j’avais une « carte rose », carte délivrée à toutes les prisonnières incapables, à cause de leur âge ou d’infirmités, d’exécuter les travaux durs imposés au camp.
À la fin de janvier 1945, on fit des « sélections » parmi les cartes roses et on les envoya au Jugendlager (traduction : camp de jeunesse), ancien camp disciplinaire de jeunes Allemands. Le 2 février, je fus désignée pour partir à mon tour et j’en étais assez heureuse car on nous avait assuré que les conditions de vie dans ce camp seraient plus douces pour nous, vieilles et infirmes, qu’à Ravensbrück.
Toutes celles qui, comme moi, ne pouvaient marcher furent placées sur un grand plateau roulant.
Celui-ci était tiré par des prisonnières au nombre de vingt environ, que les Aufseherinnen frappaient pour les faire avancer plus vite. Les malheureuses avaient bien du mal à traîner leur voiture très chargée, dans les chemins défoncés par la pluie. Elles avaient de l’eau jusqu’aux genoux dans certains endroits et les roues s’embourbaient à chaque instant. Jamais je n’oublierai ce voyage qui me sembla durer une éternité, bien que le chemin à parcourir ne fut que de trois kilomètres.
Enfin, nous arrivâmes au Jugendlager.
Au premier aspect, cela nous sembla mieux que Ravensbrück. Les blocks étaient bâtis dans les pins ; à travers les barbelés on apercevait les champs et les bois. Cela nous changeait de l’éternel mur gris du camp. Mais, bien vite, nous devions déchanter. On nous ordonna de pénétrer dans un block sans lumière où nous devions nous installer à terre sans couverture, sur d’infectes paillasses. Il n’y avait pas de lavabo ni de W.C. dans le block ; en pleine nuit il fallait
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