Le camp des femmes
Ravensbrück, – le crime le plus atroce, même s’il est vrai qu’il n’existe pas de hiérarchie dans le crime – est-il nécessaire de présenter un nouveau témoignage, un dernier document inédit.
— J’ai accouché (xcix) le 25 janvier 1945 au camp de Ravensbrück d’une fille que je nommais Chantal. Dix heures après, nous avons été dirigées sur le block des N.N. (32) jusqu’au 13 mars où nous sommes parties pour Bergen-Belsen. Au début, je nourrissais ma fille, mais au bout d’un mois je n’avais plus de lait. Il a fallu lui donner des biberons. La tétée finie, il fallait déposer les enfants à l’entrée du baraquement, les aligner sur une planche inclinée recouverte d’une paillasse sale bien entendu. Il était interdit de les prendre avec soi et il n’y avait pas de feu et des carreaux cassés par-ci par-là. Aussi, chaque fois que je pouvais le faire, j’allais prendre ma fille et je me couchais avec elle pour la réchauffer un peu. Je n’avais qu’une peur, c’est qu’elle pleure. Ce n’est arrivé qu’une seule fois ; heureusement il n’y avait pas de surveillante à ce moment-là. Quelle chance pour nous ! Il me fallut troquer un morceau de pain contre des vêtements pour ma fille. Pour laver son linge, c’était toute une histoire ; surtout sans savon et le linge ne voulait pas sécher. Je le mettais au-dessus de ma tête accroché au bois du châlit. Pour finir, je couchais dessus et ainsi je pouvais changer ma fille.
— Le 13 mars au soir, embarquement pour un jour et demi de voyage : un seul biberon et l’eau prise à la locomotive. Pendant le trajet, le fils d’une Belge est mort. La gardienne l’a fait mettre dans un réduit plein d’outils. À ce moment-là, le train faisait une manœuvre. Les bras du bébé ont remué. L’Allemande lui a dit : « Sale Française, ton enfant n’est pas mort (hélas l’enfant l’était bien) ensuite tu diras que c’est nous qui avons tué vos enfants. » Arrivées à destination, le 15 mars au soir, ma camarade a dû reprendre son fils mort dans ses bras. Après le passage à la douche, je ne l’ai jamais plus revue.
— Pour moi, je me suis retrouvée dans un baraquement où, naturellement, rien n’était prévu pour les bébés. Nous devions coucher à même le sol. Pendant cette nuit-là, ma fille est morte contre moi. J’ai senti sa petite vie qui s’en allait. J’étais désespérée et je ne voulais pas qu’on s’en aperçoive. Je voulais la garder. Mais vers midi, il a fallu que je la dépose à la morgue. J’ai coupé une mèche de ses cheveux (je les ai toujours ainsi que quelques pauvres vêtements) et je l’ai posée doucement. J’ai attendu dans les parages en me cachant.
— Je l’ai vu mettre sur une grande pelle et jeter au four crématoire. Et je suis restée avec mon chagrin et mes vingt ans.
LES FOLLES
Je (c) me souviens de maman Deshaies. Nous savions toutes, qu’après leurs derniers adieux à Romainville de son époux et de son fils, elle ne les reverrait jamais. Nous avions appris que le père avait été gazé dès l’arrivée et que le fils était mort quelques semaines après, au camp d’Auschwitz. J’avais une admiration pour son courage et son espoir de les retrouver après la victoire, mais hélas, elle est morte parmi les folles. La dysenterie nous rendait plus ou moins malade. Chez elle, la raison disparut et elle fut soustraite à notre block et jointe aux folles.
Parquées dans une pièce, nues, sans nourriture, sans eau, maculées des déjections de toutes sortes, une unique fenêtre grillagée, gardées jour et nuit par une Aufseherin qui interdisait à coups de schlague toute approche et menaçait d’enfermer celles qui insistaient, les folles criaient sans cesse. Chaque fois que nous passions devant le block, on entendait les plaintes des mourantes, des hurlements n’ayant rien de commun avec une femme. Une fois, profitant d’une courte absence de la gardienne, je me suis précipitée pour essayer de voir maman Deshaies. L’horreur me figea. Rien de ce que l’on peut imaginer ne pouvait ressembler au spectacle de ce cachot immonde, souillé de bas en haut : corps nus enchevêtrés, par des poses que la mort proche fixe, puis des bras et des jambes qui s’agitent, des yeux hagards qui me transpercent, des plaintes et soudain des hurlements provoqués par ma vue. Rien d’humain ! Je suis tellement effrayée… tellement que je me sauve en
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