Le cercle de Dante
tous ces gens qui s’infiltrent sur notre territoire et déversent sur nous des idées modernes d’immoralité et des concepts qui battent en brèche nos principes fondateurs. Jugez-en vous-même, professeur. Croyez-vous qu’il y a vingt ans nous aurions pris les armes contre nous-mêmes ? Nous avons été empoisonnés. La guerre, notre guerre, est loin d’être achevée : elle ne fait que débuter. Nous avons lâché des démons dans l’air même que nous respirons. Les révolutions, les meurtres, les vols commencent dans nos âmes ; de là, ils se répandent dans nos rues et s’introduisent dans nos maisons. »
De sa vie, Lowell n’avait jamais vu Manning s’exprimer avec tant d’émotion.
« Le juge suprême Healey était de ma promotion, Lowell. C’était l’un de nos superviseurs les plus avisés. Le voilà à présent annihilé par une bête dotée d’un seul savoir : tuer ! Les esprits de Boston sont la proie d’assauts constants. Harvard est l’ultime citadelle à protéger encore notre sublimité, et il se trouve que j’en ai la charge !… Vous, professeur, vous pouvez vous offrir le luxe de vous poser en rebelle, ajouta Manning récapitulant ses pensées. Vous n’avez pas de responsabilité. Vous êtes un pur poète. »
Pour la première fois depuis la mort de Phineas Jennison, Lowell sentit son dos se redresser. Il sentit physiquement la force reprendre possession de lui.
« La guerre dont vous parlez a débuté il y a cent ans, lorsque nous avons mis les chaînes aux pieds d’une race humaine tout entière ! Vous aurez beau vous évertuer à enchaîner les esprits, Manning, l’Amérique continuera de se développer. Je sais que vous avez menacé Oscar Houghton de représailles s’il imprimait le Dante de Longfellow. »
Manning retourna près de la fenêtre et contempla le feu orangé « Et il en sera ainsi, professeur. L’Italie est le lieu des pires passions et de la morale la plus relâchée. Je vous engage à faire don à la bibliothèque de quelques exemplaires de ce Dante, comme l’a fait un scientifique égaré de ses ouvrages de Darwin. Le feu brûle à l’endroit précis où ces horreurs seront annihilées. Ce feu est un message à l’adresse de ceux qui voudraient faire de notre institution un abri pour les idées prônant la plus immonde violence.
— Je ne vous le permettrai pas ! répliqua Lowell. Dante est le premier poète chrétien, le premier dont le système de pensée porte les couleurs d’une théologie purement chrétienne. Mais ce n’est pas pour cette seule raison que son poème est cher à nos cœurs. C’est parce qu’il raconte l’histoire véridique d’un homme, d’un frère : l’histoire de l’âme humaine tentée, purifiée et malgré tout triomphante. Il enseigne le ministère bienfaisant du chagrin. Il est le premier vaisseau à s’être aventuré dans la mer silencieuse de la conscience humaine en quête d’un monde nouveau, fait de poésie. Vingt ans durant, il a su remiser son immense chagrin et ne pas mourir sans avoir achevé sa tâche. Longfellow ne se laissera pas mourir non plus. Et moi, pas davantage. »
Sur ce, Lowell fit demi-tour et entreprit de redescendre l’escalier.
« Bravo, bravo, bravo ! » Du haut de la plate-forme, Manning considérait le professeur d’un œil impassible. « Tout le monde ne partage pas vos opinions. J’ai reçu une visite singulière, celle d’un policier du nom de Rey. Il s’est enquis de vous et de votre travail sur Dante, et il est reparti abruptement, sans explications. Pouvez-vous me dire en quoi votre travail dans cette institution vouée à l’étude que nous révérons tant intéresse la police ? »
Lowell s’arrêta et leva les yeux vers Manning. Celui-ci tenait ses longs doigts joints au-dessus du sternum.
« Des hommes de bon sens sortiront de votre cercle pour vous trahir, Lowell, je vous le promets. Il n’existe pas de groupe d’insurgés qui tienne longtemps. Si ce n’est pas M. Houghton qui coopère avec nous pour vous arrêter dans votre entreprise, quelqu’un d’autre s’en chargera. Le Dr Holmes, par exemple. »
Lowell eût volontiers quitté les lieux, mais il voulait en savoir davantage.
« Voilà déjà plusieurs mois, poursuivait Manning, je l’ai averti de se dissocier de votre projet de traduction s’il ne voulait pas voir sa réputation gravement entachée. Que pensez-vous qu’il a fait ? »
Lowell secoua la tête.
« Il
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