Le cercle de Dante
les yeux fermés, présenta son visage à la caresse de l’air frais. Une bouffée de chaleur incongrue le gifla. À croire que le feu de l’Enfer lui chatouillait le nez et les joues ! Il passa la main sur ses longues moustaches et les sentit chaudes et moites. Il ouvrit les yeux : un bûcher était érigé juste en dessous de lui ! Flageolant sur ses jambes, il s’élança hors de la chapelle et dévala l’escalier en pierre d’University Hall. En bas, dans le Yard, le brasier crépitait voracement.
D’augustes messieurs assemblés en demi-cercle fixaient les flammes avec une attention soutenue, les alimentant sans cesse de livres pris sur une haute pile. Il y avait là les pasteurs de plusieurs églises unitariennes et congrégationalistes de la ville, des fellows de la Corporation et des membres du Conseil de supervision de Harvard. Et tout ce beau monde s’emparait d’une brochure et la froissait entre ses mains avant de la jeter dans le feu, poussant des cris de joie quand elle tombait bien au centre des flammes. Lowell se précipita. Un genou en terre, il attrapa un ouvrage à la couverture à demi calcinée dont on ne pouvait plus déchiffrer le titre. Il l’ouvrit. La page de garde, déjà toute desséchée, portait en exergue : À la défense de Charles Darwin et de sa théorie de l’évolution.
De l’autre côté du bûcher, le professeur Louis Agassiz, le visage tordu par la fumée, s’avançait vers lui en agitant aimablement les mains.
« Comment vous porte votre jambe, monsieur Lowell ? Ah, voilà enfin une bonne chose de faite, n’est-ce pas ? Un devoir enfin accompli. Quelle pitié de gaspiller ainsi du bon papier ! »
En apercevant le Dr Augustus Manning, trésorier de la Corporation, contemplant le spectacle à travers une fenêtre embuée de Gore Hall, Lowell ne put se contenir davantage. Il s’élança vers l’entrée massive de ce grotesque bâtiment gothique qui abritait la bibliothèque de l’université. Il en parcourut la nef, empli de gratitude pour le calme et la raison que faisait naître en lui chacun de ses pas de géant. Bougies et lampes à gaz n’étant pas autorisées à l’intérieur de l’édifice à cause du risque d’incendie, les stalles et les rayonnages étaient plongés dans la pénombre hivernale.
« Manning ! » lança Lowell d’une voix de stentor qui lui valut une réprimande de la part du bibliothécaire.
Le trésorier de la Corporation, juché sur la plate-forme qui dominait la salle de lecture, était occupé à rassembler des livres.
« Vous avez cours en ce moment, professeur Lowell. Abandonner ses étudiants sans surveillance pourrait être jugé inacceptable par la Corporation. »
Lowell dut s’essuyer le visage avec un mouchoir avant de gravir l’escalier. Le système de chauffage dernier cri installé à Gore Hall laissait s’échapper de la vapeur par les joints des tuyaux en cuivre. Aussi régnait-il dans la bibliothèque une moiteur persistante qui s’élevait en tourbillons, se condensait et retombait sous forme de gouttelettes chaudes sur les fenêtres, les ouvrages et les lecteurs.
« Vous osez brûler des livres dans une institution vouée à l’étude !
— Le monde religieux s’estime en dette vis-à-vis de nous pour le combat mené sans relâche contre l’idée monstrueuse que nous descendrions des singes, professeur, et monsieur votre père eût certainement partagé ces vues. Dans cette marche triomphale, votre ami le professeur Agassiz est notre meilleur allié.
— Agassiz est trop intelligent, dit Lowell en émergeant de la vapeur sur la plate-forme. Un jour ou l’autre, il vous abandonnera, vous pouvez en être assuré ! Rien de ce qui entrave la pensée ne sera jamais à l’abri de la pensée ! »
Manning sourit et son sourire sembla creuser l’intérieur même de sa tête.
— Apprenez que j’ai collecté cent mille dollars pour le musée d’Agassiz par l’intermédiaire de la Corporation. J’ose affirmer qu’il fera ce que je lui demande.
— De quoi souffrez-vous, Manning ? Qu’est-ce qui vous fait haïr autant les idées d’autrui ? »
Manning lui jeta un regard en coin. C’est d’une voix qu’il ne contrôlait plus qu’il répondit :
« Nous étions un pays noble, doté d’une morale et d’une justice simples. Nous étions l’ultime descendant de la grande république de Rome, son orphelin. Maintenant, notre monde est saisi à la gorge, étranglé par
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