Le cercle de Dante
Grand Refuseur. C’est la seule ombre que Dante choisit de mettre en exergue dans l’antichambre de l’Enfer. Je pensais que c’était Ponce Pilate, qui se lava les mains du sort du Christ, tout comme Healey s’est lavé les mains de Thomas Sims et des autres esclaves fugitifs déférés devant sa cour. Mais Longfellow n’était pas d’accord. Longfellow – et Greene aussi ! – ont toujours cru que le Grand Refuseur était Célestin qui abdiqua le trône papal au moment où l’Église catholique avait le plus besoin de lui, permettant ainsi que Boniface fut élu et Dante exilé, par voie de conséquence. En refusant de se charger de la défense de Dante, Healey a abdiqué une position d’une grande importance, lui aussi : Dante se trouve une nouvelle fois exilé.
— Vous m’excuserez, Lowell, mais je ne comparerai pas le refus de gouverner l’Église avec celui de défendre Dante devant une petite assemblée, objecta l’éditeur en secouant la tête énergiquement.
— Comprenez donc, Fields ! Ce que nous pensons, vous ou moi, n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est ce que pense le meurtrier. »
Des craquements se firent entendre. Dehors, l’épaisse croûte de la glace devant University Hall se fendait sous des pas de plus en plus rapprochés. Lowell courut à la fenêtre.
« Un surveillant !
— Êtes-vous sûr ?
— Pas vraiment. Je ne vois pas bien… Ils sont deux.
— Ont-ils repéré notre lumière, Jemmy ?
— Je ne sais pas, impossible à dire. Sauvons-nous ! »
La voix haute et mélodieuse d’Horatio Jennison s’élevait au-dessus du piano.
Ne craignez plus le courroux du grand homme
Le tyran ne peut plus vous atteindre
Que manger, se vêtir ne soient plus une peine
Pour vous, le roseau vaut le chêne !
Rarement le jeune homme avait aussi bien chanté ce sonnet de Shakespeare. La cloche de l’entrée l’interrompit brutalement.
Interruption d’autant plus intempestive qu’il n’attendait personne d’autre que les quatre invités assis dans le salon et qui goûtaient à ce point la beauté de l’instant qu’on les eût dits saisis de transe. Deux jours auparavant, le jeune Jennison avait envoyé un mot à James Russell Lowell pour lui proposer de publier le journal intime et la correspondance de son oncle Phineas dont il se trouvait être l’exécuteur testamentaire pour les questions littéraires. Soucieux d’honorer la mémoire du disparu, affirmait-il avec force, il ne souscrirait à rien qui ne fût pas ce qu’il y avait de mieux. Or Lowell n’était pas seulement le fondateur de l’ Atlantic Monthly, il était également le rédacteur en chef de la North American Review. Par-dessus tout, il était un ami personnel de son oncle Phineas.
Toutefois, Horatio ne s’attendait pas à voir Lowell débarquer à sa porte sans s’être fait annoncer et à une heure aussi tardive. Le voyant accompagné de James T. Fields, il conclut que son idée avait impressionné le poète et intéressé l’éditeur. D’ailleurs, les deux hommes ne lui réclamaient-ils pas avec une grande insistance les carnets les plus récents de son oncle ?
« Monsieur Lowell ! Monsieur Fields ! »
Horatio Jennison se précipita à la suite de ses visiteurs, mais ceux-ci, lestés de leur butin, remontaient déjà en voiture sans ajouter un mot.
« Nous discuterons des royalties plus tard, je suppose ? »
En ces heures, le temps devint immatériel. De retour à Craigie House, les Amis de Dante s’attelèrent à déchiffrer les pattes de mouche qui remplissaient les carnets de l’homme d’affaires. Après ce qu’ils avaient appris sur Healey et Talbot, la découverte que Phineas Jennison avait été châtié par Lucifer pour un « péché » dénoncé par Dante n’était pas pour les surprendre. Néanmoins, James Russell Lowell ne pouvait se faire à l’idée qu’un ami de si longue date l’eût trahi de la sorte. Cela dépassait son entendement. Pourtant, il en avait la preuve sous les yeux, et elle ne laissait aucune place au doute.
Au fil des pages, Phineas Jennison exposait son ardent désir d’obtenir un siège au conseil de la Corporation de Harvard. Là, pensait-il, le commerçant qu’il était atteindrait enfin à l’honorabilité qui lui manquait, faute d’être passé par Harvard, faute d’être né dans une des Familles de Boston. Être accepté comme fellow signifiait être accepté par un monde qui lui avait
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