Le cercle de Dante
étaient la seule fantaisie qu’il s’autorisât.
« Monsieur le gouverneur…, le salua Lincoln en s’inclinant légèrement. Cette réunion de soldats se présente déjà comme une grande réussite.
— Merci, monsieur le maire. Madame Lincoln, je vous souhaite la bienvenue… La compagnie est plus prestigieuse que jamais, se vanta encore le gouverneur, en invitant du geste ses hôtes à entrer dans la demeure.
— On chuchote que Longfellow est sur la liste des personnalités attendues, s’émerveilla le maire, et il accompagna ses mots de petites tapes élogieuses sur l’épaule gouverneur. C’est une bien belle chose que vous faites pour ces hommes. Et nous – la municipalité, je veux dire –, nous vous applaudissons à deux mains. »
Dans un doux bruissement de satin, M me Lincoln releva légèrement sa robe et posa un pied de reine dans le vestibule. Un miroir accroché bas fournissait à ces dames une vue sur l’ourlet de leurs robes tandis qu’elles se dirigeaient vers la salle d’honneur, et leur permettait de rétablir au besoin la superposition des tissus que la montée des marches pouvait avoir dérangée – les époux, on le sait, ne sont d’aucune utilité en la circonstance.
Dans le vaste salon, quelque vingt ou trente invités se mêlaient à une petite centaine de soldats de cinq régiments différents, magnifiquement sanglés dans leurs uniformes d’apparat. De toutes les compagnies célébrées en ce jour, les plus glorieuses n’avaient pour les représenter qu’un petit nombre de survivants. Outrepassant l’avis de ses conseillers, qui lui faisaient valoir que certains hommes de la troupe étaient revenus de la guerre avec l’esprit dérangé, le gouverneur Andrew avait tenu à ce que tous les soldats fussent fêtés ce soir-là pour les services rendus au pays, et non pas seulement les plus recommandables aux yeux de la bonne société.
Sentant monter en lui un agréable sentiment d’importance, Andrew gagna le centre de la longue salle d’honneur d’un pas cadencé et promena les yeux sur les visages assemblés. Les noms auxquels il avait eu la bonne fortune de lier le sien pendant les années de guerre résonnèrent dans sa tête. En cette période difficile, le club du Samedi avait plus d’une fois envoyé une voiture à la Chambre d’État pour l’arracher à son bureau et lui offrir une soirée de gaieté dans les élégants salons de chez Parker. À présent, le temps lui paraissait divisé en deux époques bien distinctes : avant la guerre et après. Et tandis qu’il se glissait sans heurt entre les foulards blancs et les chapeaux de soie, entre les brandebourgs et les fourragères dorées, retenu au passage par quelque vieil ami, il ne pouvait s’empêcher de penser : nous avons survécu.
George Washington Greene se planta devant un marbre représentant les Trois Grâces délicatement appuyées l’une sur l’autre. Leurs visages froids et angéliques avaient une calme indifférence qu’il était loin d’éprouver. Comment un soldat l’ayant entendu prêcher dans un foyer pour anciens combattants pouvait-il connaître aussi précisément les tensions existant entre le cercle des Amis de Dante et Harvard ? La question, posée à Craigie House, dans l’étude de Longfellow, avait suscité bien des hypothèses. Et tout le monde était convenu qu’y répondre c’était répondre à celle-ci : « Qui est ce tueur ? » L’un de ses auditeurs fascinés aurait-il eu un père ou un oncle qui siégeait à la Corporation ou au Conseil de supervision de Harvard ? Et celui-ci aurait-il innocemment raconté des histoires pendant le dîner sans imaginer leur effet sur l’esprit troublé de son voisin de table ?
Les Amis de Dante avaient conclu à l’unanimité qu’il était impératif de connaître le nom des personnes présentes aux réunions du conseil au cours desquelles la lutte contre Dante avait été évoquée et le rôle que devaient y tenir Healey, Talbot et Jennison. Une fois la liste en main, ils la compareraient à celle établie par le diacre du foyer pour anciens combattants et l’on verrait si elles se recoupaient. En conséquence, une seconde excursion à la salle des Archives de la Corporation s’imposait. Ce soir même, sitôt que M. Teal arriverait au Corner pour prendre son service, Fields lui demanderait à nouveau son aide sous un prétexte quelconque. Par ailleurs, il ferait discrètement préparer par Osgood la
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