Le cercle de Dante

Il était couvert d’œuf pourri, mais ne semblait pas s’en formaliser.
    Une fois l’éventail de truands réaligné comme il se devait, Kurtz reprit ses déambulations. La victime, expliqua-t-il, avait été retrouvée nue, dans une propriété près du fleuve, le corps couvert de mouches, de guêpes et de larves qui se faufilaient sous sa peau et se vautraient dans son sang. Tuée d’un coup à la tête et transportée là, pour être abandonnée aux soins de la nature. Et c’était l’œuvre de quelqu’un qui se trouvait ici, parmi les suspects, précisa encore le chef de la police, avant de mentionner une dernière bizarrerie : la présence d’un drapeau blanc et déchiqueté au-dessus du cadavre.
    Entre-temps, Rey était parvenu à remettre sur pied le détenu déboussolé dont il avait la charge, un type à la trogne si flamboyante qu’elle éclipsait sa fine moustache et sa barbe. Il boitait, séquelle d’un accident ou d’une bagarre depuis longtemps oublié, et des gesticulations incontrôlées agitaient ses grandes mains. À chaque nouveau détail livré en pâture par le chef de la police, son corps entier était secoué d’un tremblement sauvage.
    « Rey, qui c’est, ce type ? s’exclama Savage, le chef en second. Qui l’a amené ici ? Tout à l’heure, quand on leur a tiré le portrait, il n’y a rien eu à faire pour que le coquin donne son nom. Plus silencieux qu’un sphinx ! »
    Le sphinx en question portait un col en papier à demi caché sous une écharpe noire malpropre, lâchement nouée sur un côté.
    Le regard vide, les yeux fixés droit devant lui, il s’échinait à former de vagues cercles concentriques avec ses mains énormes.
    « Tu dessines quelque chose ? » commenta Savage en manière de plaisanterie.
    Les mains esquissaient en effet une sorte de carte, un plan qui eût immensément aidé la police dans les semaines à venir, pour peu qu’elle eût su dans quelle direction orienter ses recherches. Car l’inconnu avait beau ne pas être un habitué des riches salons lambrissés de Beacon Hill, il connaissait depuis longtemps la contrée où le meurtre s’était produit. Le schéma qu’il traçait dans les airs ne figurait nullement un lieu situé sur la terre, c’était la représentation de la glauque antichambre d’un au-delà. Car c’était là, oui, là que le châtiment s’était accompli – dans les régions infernales – et il le comprenait de mieux en mieux maintenant que l’image du cadavre s’était infiltrée dans son esprit et prenait corps à chaque nouveau détail.
    « Je m’avancerai à dire qu’il est sourd-muet, chuchota le chef adjoint à l’intention de Rey, après que plusieurs gestes de l’inconnu, manifestement voulus, lui furent restés impénétrables.
    Si j’en crois les remugles, il plane à bonne altitude. Je l’emmène se restaurer de pain et de fromage. Gardez un œil sur ce Burndy, voulez-vous ? » ajouta Savage en désignant du menton le fauteur de troubles.
    Celui-ci, les mains entravées, en était maintenant à frotter ses yeux roses, comme envoûté par le récit macabre du chef de la police. Savage soutira gentiment le prisonnier à la responsabilité de l’agent pour lui faire traverser la salle. L’homme pleurait à gros sanglots. Soudain, l’une de ses convulsions, involontaire sembla-t-il, expédia le sous-chef de la police, tête la première dans un banc. D’un bond, l’inconnu se plaça derrière Rey. Lui entourant le cou du bras gauche, il serra jusqu’à introduire tel doigts au creux de l’aisselle droite de son otage. Dans le même mouvement, il fit voler sa casquette de l’autre main et lui enfonça les doigts dans les yeux, tout en lui tordant la tête si loin en arrière qu’il parvint à emprisonner l’oreille de l’agent entre ses lèvres rouges et humides. Les mots qu’il prononça alors furent chuchotés si bas, sur le ton rauque d’aveux désespérés, que Rey fut bien la seule personne dans la salle à savoir que son agresseur avait parlé.
    Un joyeux tumulte s’en était suivi parmi les truands quand, brusquement, l’homme lâcha sa proie pour saisir une fine colonne de fer cannelée autour de laquelle il se mit à tournoyer avant de se propulser violemment droit devant lui.
    Dinanzi. Etterne etterno, etterne etterno.
    Des phrases inintelligibles, marmonnées entre les dents : un code dénué de sens mais d’une sonorité à ce point discordante et brutale qu’elle