Le cercle de Dante
d’une voix trop forte de ce qu’il devait faire. Manning baissa les yeux sur sa main. Deux gouttes de sang lumineuses perlaient entre les phalanges.
Quand il parla enfin, sa voix parut jaillir de sa barbe raide, et non pas de sa bouche.
« Faites-lui avouer les noms de ses complices, monsieur Pearce. Et tâchez de savoir où il s’est enivré. Ensuite, vous le remettrez entre les mains de la police. »
Pearce marqua une hésitation.
« La police, monsieur ?
— Vraiment ! protesta l’étudiant. Si ce n’est pas une méchanceté que d’appeler les gendarmes pour une question qui relève de l’université !
— Immédiatement, monsieur Pearce ! »
Augustus Manning referma la porte sur lui, donna un tour de clef et alla se rasseoir dignement à sa table. Refoulant sa fureur, il reprit sa lecture du New York Tribune : des sujets autrement plus urgents que sa douleur à la main requéraient son attention. Tout en relisant le billet de J. T. Fields dans la rubrique Boston littéraire », il se laissa aller à des pensées que l’on pourrait résumer comme suit : Fields se croit invincible dans sa nouvelle forteresse ; Lowell affiche son arrogance comme il le ferait d’une nouvelle redingote ; Longfellow demeure intouchable et M. Greene est un grabataire de l’esprit, une relique hors d’usage… Reste le Dr Holmes… Lui, c’est la peur qui l’incite à rechercher la polémique, nullement les principes. Je le sais depuis le jour où le professeur Webster a été pendu, il y a de cela des années. Ce que j’ai vu sur les traits du petit docteur Autocrate, ce jour-là, c’était de la panique. Une terreur qui n’était pas causée par la vue du bourreau ni même par le fait qu’un collègue eût pu commettre un meurtre. C’était un effroi suscité par la preuve tangible qu’un homme de son rang peut perdre sa place dans la société – une place qu’il s’est gagnée par son nom, par son éducation, par sa carrière de professeur à Harvard.
Holmes, oui ! Le Dr Holmes… Voilà l’homme qui se révélera notre meilleur allié.
2
La nuit entière, les forces de l’ordre au grand complet s’employèrent à ratisser la ville à la recherche d’« individus suspects », les ramassant par groupes de six au moins pour les conduire à l’hôtel de police. À l’enregistrement, chaque inspecteur évaluait sa moisson d’un œil circonspect dans la crainte de la voir jugée moins fructueuse que celle de ses collègues. Quant aux détectives en civil, sitôt remontés des « tombes », c’est-à-dire des cellules au sous-sol, ils se consultaient entre eux à voix basse en n’employant que des mots codés et des signes de tête à peine esquissés. Un département d’enquêtes spéciales copié sur un modèle européen avait été mis en place à Boston. Son but étant de fournir à la police une connaissance intime des agissements des criminels, la plupart des sbires étaient d’anciens truands. Laissés dans l’ignorance des méthodes de recherche les plus subtiles, ils satisfaisaient aux quotas d’arrestations censés justifier leurs salaires grâce à de vieux trucs largement expérimentés, parmi lesquels l’extorsion, l’intimidation et la fabrication de preuves. Que ses subordonnés profitent du chagrin des Healey pour leur soutirer de l’argent était la dernière chose au monde que le chef de la police voulait voir se produire. C’est pourquoi il avait mis tout en œuvre pour que les détectives, mais aussi la presse, fussent convaincus que la victime était un monsieur Tout-le-Monde.
Regroupés dans la grande salle de l’hôtel de police, les prévenus braillaient des chansons obscènes, se cachaient le visage dans leurs mains ou abreuvaient de jurons ou de menaces les policiers qui les avaient arrêtés, quand ils ne restaient pas blottis les uns contre les autres sur les bancs de bois le long des murs. Toutes les catégories de criminels se trouvaient ici représentées : des escrocs de haut vol – le dessus du panier – aux casseurs de vitres et autres monte-en-l’air, en passant par les voleurs à la tire et les racoleuses à joli bonnet qui attiraient les passants dans les ruelles écartées où des complices se chargeaient du reste. Du balcon réservé au public tombait une pluie de cacahuètes grillées, piochées dans des sacs graisseux et lancées à travers les grilles par des gamins irlandais blafards, agenouillés par terre pour mieux
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