Le cercle de Dante
Lowell, il conclut avec sincérité :
« Sans lui, notre cercle des Amis de Dante serait à court d’élan, mon cher Lowell. Je ne nie pas qu’il se laisse distraire, mais c’est cela qui préserve le brillant de son esprit. Pourquoi ? Parce qu’il est exactement ce que le Dr Johnson appelle un homme de club . Il nous a soutenus tout du long, vous en conviendrez, n’est-ce pas ? Et pas seulement nous, Longfellow également. »
Le Dr Augustus Manning, trésorier de la Corporation de Harvard, avait pour habitude de rester dans son bureau de University Hall bien après le départ des autres fellows {6} . Ce soir-là, assis à sa table, les yeux fixés sur le reflet de sa lampe dans la vitre de plus en plus sombre, il songeait aux périls grandissants qui menaçaient son institution. Dans l’après-midi, alors qu’il effectuait ses dix minutes de promenade quotidienne, il avait surpris quatre étudiants en train de bavarder près de Grays Hall. Les contrevenants ne l’avaient pas vu approcher car il marchait, tel un fantôme, sans qu’on entendît ses pas, même lorsqu’il foulait un tapis de feuilles mortes. Il avait consigné leurs noms. Pour avoir stationné en groupe dans le Yard {7} , les inculpés recevraient un avertissement au motif de « rassemblement ».
Ce matin déjà, pendant la prière obligatoire à la chapelle, Manning avait attiré l’attention du surveillant Bradlee sur un élève qui lisait un livre sous sa bible. Le coupable, un garçon de deuxième année, recevrait un blâme sévère pour avoir lu pendant l’office, qui plus est un texte contestataire dont l’auteur, un philosophe français, prônait une politique immorale. Le jugement serait porté à son dossier lors de la prochaine réunion du Conseil de la faculté. Une amende de plusieurs dollars lui serait infligée et des points lui seraient retirés au classement général.
À présent, Manning réfléchissait à la meilleure façon de régler le problème Dante. Il était un fervent défenseur des études et des langues classiques. Ne disait-on pas que pendant une année entière il avait dirigé sa maisonnée en parlant latin ? D’aucuns, doutant de la chose, faisaient observer que son épouse ignorait cette langue. Les convaincus répliquaient que cela n’en prouvait que mieux l’authenticité de l’histoire. De l’avis du Dr Manning, les « langues vivantes » – expression incorrecte, sciemment utilisée par le corps enseignant pour marquer son mépris des langues « modernes » –, les langues vivantes, donc, n’étaient guère plus qu’un vulgaire pastiche de la beauté classique, une dégénérescence. De même que l’espagnol et l’allemand, l’italien incarnait le relâchement d’une Europe décadente, les passions politiques, les appétits sensuels et l’absence de morale. Autant de poisons étrangers qu’il ne laisserait pas se répandre à Boston sous couvert de littérature.
Un cliquètement bizarre lui parvint de l’antichambre. En cette heure de la soirée où son secrétaire avait regagné ses pénates, tout bruit était inattendu. Manning se leva. Arrivé près de la porte, il appuya sur la poignée. Elle était bloquée. Il leva les yeux. Une pointe de métal saillait du chambranle. Quelques centimètres plus loin, une autre se frayait un chemin dans le bois. Le Dr Manning tira sur la porte, tira de plus en plus fort, tira jusqu’à en avoir mal au bras. Brutalement, le battant céda, révélant un étudiant armé de planches et de vis, juché sur un tabouret. Et, visiblement, enchanté du bon tour qu’il était en train de jouer. À la vue du trésorier, ses complices s’enfuirent à toutes jambes.
« Surveillant ! Surveillant ! s’écria Manning en saisissant le coupable.
— Je vous en prie… C’était juste une farce ! »
Le jeune homme devait avoir dans les seize ans mais la terreur lui en gommait cinq d’un coup. Pris de panique sous ces yeux implacables qui le fouillaient jusqu’au tréfonds de l’âme, il se mit à frapper la main qui le tenait sans merci et, finalement, y planta les dents. Le trésorier lâcha prise. Un surveillant, accouru sur ses entrefaites, parvint à rattraper le rebelle par le col juste au moment où il bondissait hors de l’antichambre.
Manning marcha sur l’élève d’un pas décidé. Il le considéra d’un regard fixe et glacial pendant si longtemps que le surveillant, le croyant au bord de la syncope, s’enquit
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