Le cercle de Dante
chaleureusement.
Camp arracha son bras.
« Nom de Dieu ! Qui êtes-vous, d’abord ? Arrière, avant que je m’énerve !
— Cher inconnu… »
Le sourire de Langdon Peaslee devait faire un bon kilomètre de large quand ses compagnons s’écartèrent pour lui livrer passage, telle la mer Rouge devant Moïse. Arrivé au détective, il susurra :
« Je pense que ça s’rait mieux pour vous d’aller dans l’arrière-salle et de vous joindre à nous pour une p’tite chasse au tigre. On n’aime pas entendre dire que des étrangers ont connu la solitude dans notre bonne ville de Boston. »
Quelques jours plus tard, J. T. Fields se rendit à l’heure dite, à l’endroit indiqué par Simon Camp pour leur rencontre. Il avait dans son sac en peau de chamois le compte de pièces d’or destinées à s’assurer le silence du détective. Il faisait les cent pas et, pour la énième fois, consultait sa montre de gousset quand il entendit des pas. Involontairement il retint son souffle. S’exhortant au calme, il se retourna pour faire face à l’entrée de la ruelle, le sac serré contre sa poitrine.
« Lowell… ? »
Le poète avait la tête enveloppée dans un bandage noir.
« Fields… ? Mais… Que faites-vous ici ?
— Voyez-vous… heu… Je venais juste…
— Nous étions convenus de ne pas payer Camp ! s’enflamma Lowell en remarquant le sac. De le laisser agir à sa guise !
— Alors, pourquoi êtes-vous ici vous-même ? répliqua l’éditeur sur un ton inquisiteur.
— Sûrement pas pour m’abaisser à le payer sous couvert de l’obscurité ! D’ailleurs, je ne dispose pas d’une telle somme en liquide, vous vous en doutez bien… À vrai dire, je ne sais pas. Probablement voulais-je lui exprimer ma façon de penser. Nous n’allons pas laisser cette racaille s’en prendre à Dante sans nous battre. Je veux dire…
— En effet. Mais peut-être n’est-il pas nécessaire d’en informer Longfellow…
— Non, en convint Lowell. Que cela reste entre nous ! »
Ils attendirent ensemble une vingtaine de minutes, regardant les préposés des services de la voirie allumer les becs de gaz à l’aide de longues perches.
« Comment va votre tête, mon cher Lowell ?
— Comme un crâne cassé en deux et mal recollé, répondit celui-ci en riant. D’après Holmes, la douleur aura disparu d’ici une semaine. Deux tout au plus. Et vous ?
— Ça va mieux, bien mieux. Vous savez la nouvelle à propos de Sam Ticknor ?
— Cet âne bâté ?
— Il ouvre une maison d’édition avec l’un de ses misérables frères. À New York, voyez-vous ça ! Il compte nous mettre en faillite depuis Broadway, voilà ce qu’il m’écrit. Je me demande ce que penserait ce pauvre Bill Ticknor en apprenant que ses propres fils veulent la ruine de la maison qui porte son nom.
— Qu’ils s’y emploient, ces esprits malins ! Rien que pour ça, je vous écrirai mon plus beau poème de l’année, mon cher Fields. »
Ils restèrent un moment à attendre en silence, et Lowell reprit :
« Je vous parie une paire de gants que Camp a recouvré ses esprits et choisi d’abandonner. Par une lune aussi merveilleuse et des étoiles aussi paisibles, le péché se terre en Enfer. »
Fields souleva son sac en s’esclaffant.
« Nom d’un chien, c’est d’un lourd ! Que diriez-vous d’employer une petite partie de ce pécule à souper chez Parker ?
— Souper à vos frais ? Je ne vois pas ce qui me retiendrait ! » Et il fila droit devant, sourd aux appels de Fields lui demandant de ralentir.
« Malheureux obèse que je suis ! Mes auteurs devraient avoir un minimum de respect pour ma graisse ! Mais non, ils ne m’attendent jamais.
— Votre circonférence vous gêne, Fields ? lui lança Lowell de loin. Dix pour cent de plus à vos auteurs et vous n’aurez plus rien à déplorer, je vous le garantis ! »
Dans les mois qui suivirent, une moisson de ces feuilles de chou spécialisées dans les crimes, que méprisait Fields pour leur influence néfaste sur un public avide, s’attachèrent à révéler l’histoire d’un certain Simon Camp. Arrêté peu après avoir fui Boston au terme d’un long entretien avec Langdon W. Peaslee, ce détective de l’agence Pinkerton était accusé par le procureur général d’avoir extorqué des fonds à plusieurs hauts dignitaires du gouvernement sous la menace de révéler des secrets de guerre. Dans les
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