Le cercle de Dante
le besoin. Il s’était donc discrètement retiré de la transaction et, des années durant, s’était attaché à effacer toute trace de sa participation dans l’affaire. Cependant, il avait touché des honoraires pour ses « consultations » auprès des constructeurs de chemin de fer et il ne les avait pas restitués, bien qu’il se fût toujours promis de le faire. À la place, il avait verrouillé son esprit et consacré son énergie à faire le bien, l’œil vrillé sur les malversations d’autrui.
Comme il repartait à reculons, tâtonnant de la jambe, son pied rencontra un obstacle. Ahuri, il s’immobilisa. Aurait-il perdu sa boussole interne et heurté un mur ? Elisha Talbot avait beau ne pas avoir été serré dans des bras depuis des années, n’avoir même pas échangé une poignée de main avec quelqu’un, il ne douta pas un instant que les bras qui le ceinturaient avec une fureur passionnée et retiraient la lanterne de ses mains appartenaient à un être humain bel et bien vivant.
Revenant à lui, il se rendit compte, dans un bref moment d’éternité, que l’obscurité qui l’entourait était d’une nature différente de celle de la crypte : impénétrable. L’odeur âcre du souterrain persistait dans ses poumons mais, à présent, une humidité lourdc collait aussi à ses joues. Un goût salé, qu’il reconnut comme étant sa transpiration, se faufilait à l’intérieur de sa bouche. Les larmes dégoulinaient du coin de ses yeux jusque sur son front. Et il faisait froid. Aussi froid que dans une glacière. Dépouillé de ses vêtements, il grelottait de tout son corps. Pourtant, une drôle de chaleur dévorait sa chair engourdie. Sensation inconnue, insupportable. Était-il la proie d’un cauchemar ? Oui, bien sûr ! La faute à ces histoires ridicules et terrifiantes qu’il avait pris l’habitude de lire ces derniers temps avant de s’endormir, des histoires de démons et de bêtes… Curieusement, il ne se rappelait pas être remonté de la crypte jusque dehors ; il ne se rappelait pas non plus avoir regagné sa modeste maison en bois aux murs couleur de pêche, ni être allé puiser de l’eau pour remplir sa cuvette. En fait, il n’avait jamais émergé du monde souterrain ni retrouvé les trottoirs de Cambridge. Bizarrement, réalisa-t-il soudain, son cœur s’était déplacé vers le haut. Il battait à tout rompre, mais ses martèlements résonnaient quelque part au-dessus de lui, et le sang qu’il pompait pour l’envoyer à sa tête coulait vers le bas. Ses cris restèrent bloqués dans sa gorge.
Ses pieds, il le sentait, s’agitaient follement. À la chaleur qui les consumait, il comprit qu’il ne rêvait pas. Il allait mourir. Que c’était étrange ! En cet instant, le sentiment le plus éloigné de lui était l’effroi, peut-être parce qu’il en avait épuisé toutes ses réserves au cours de sa vie. Au lieu de la terreur, ce fut une fureur croissante qui s’empara de lui. Quoi ! Un enfant de Dieu, tel que lui, pouvait mourir sans que le reste de l’humanité en soit le moins du monde incommodé ou changé !
« Seigneur, pardonnez-moi si j’ai tort », voulut-il prier d’une voix emplie de larmes en ce dernier instant de sa vie. Mais ce fut un hurlement strident qui s’échappa de ses lèvres et se perdit dans le tonnerre impitoyable des battements de son cœur.
5
Le dimanche 22 octobre 1865, le Boston Transcript publiait en première page de son édition du soir un encart promettant une récompense de dix mille dollars. Il s’ensuivit autour des vendeurs de journaux un tumulte de fiacres et une stupeur qu’on n’avait pas vus depuis une éternité – depuis l’attaque de Fort Sumter, probablement, en ces temps où il semblait assuré qu’une campagne de quatre-vingt-dix jours viendrait à bout de la sauvage rébellion qui embrasait le Sud.
M me Healey avait prévenu de son intention le commandant Kurtz par la voie d’un simple câble adressé à l’hôtel de police, sachant que l’information passerait sous bien des yeux avant d’être lue par son destinataire. Cela servait ses plans, et tant pis si Kurtz était fâché ! Il avait failli à sa promesse. Elle lui faisait savoir qu’elle avait informé par lettre cinq journaux de Boston des véritables circonstances de la mort son mari et annoncé le versement d’une récompense pour toute information menant à la capture du meurtrier. À ses yeux, il n’y avait pas de
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