Le cercle de Dante
l’accomplira. Maintenant, que les masses qui vont sans gants accueillent cette œuvre ou la rejettent, c’est une autre affaire. La voix du peuple en décidera. Une voix qui n’est pas celle des érudits amoureux de Dante. Quant à m’asseoir au banc des juges, je n’aurai jamais les compétences suffisantes pour cela, affirma Ticknor, et un orgueil infini illumina ses traits. Espérer faire entendre Dante n’est que folie pédante, je le crains. Comprenez-moi bien, docteur Holmes, tout comme Longfellow, je dois à cet auteur bien des années de ma vie. Ne demandez pas ce qui conduit Dante à l’homme, mais ce qui conduit l’homme à Dante : ce qui le conduit à vouloir pénétrer dans son monde à son tour. Un monde à jamais sévère et impitoyable. »
4
En ce dimanche soir, sous le pavé des rues, le révérend Elisha Talbot, pasteur de la Seconde Église unitarienne de Cambridge, se faufilait entre les cercueils empilés et les tas d’ossements brisés, à la lueur d’une lanterne qu’il tenait haut en l’air. Avait-il vraiment besoin de sa lampe à kérosène ? se demandait-il, tant il était habitué à l’obscurité compliquée de ce souterrain tortueux et à son odeur de putréfaction – déplaisante, certes, mais impuissante à forcer les contractions de son nez. Un jour, pariait-il avec lui-même, il vaincrait ce labyrinthe sans autre lumière que sa foi dans le Seigneur.
L’espace d’un instant, il crut avoir entendu un frôlement. Il tourna sur lui-même. Les tombeaux et les colonnes d’ardoise demeuraient encerclés d’immobilité.
« Y a-t-il âme qui vive, ce soir ? »
Sa voix, réputée pour son intonation mélancolique, frappa la noirceur alentour. La formule employée n’était peut-être pas la mieux choisie, venant d’un ministre du culte, mais il est de fait que Talbot éprouvait subitement de l’effroi. Comme tous les gens qui vivent seul la plus grande partie de leur vie, il souffrait de maintes peurs inavouées. La mort l’avait toujours terrifié au-delà du raisonnable, à sa plus grande honte. Peut-être fallait-il voir dans sa coutume de parcourir les catacombes de son église un désir de surmonter sa crainte irréligieuse de sa mortalité physique. Peut-être cette peur expliquait-elle aussi son ardeur à écarter les démons calvinistes chers aux générations d’antan au profit des préceptes rationalistes de l’unitarisme ? Mais ces suppositions ne pouvaient intéresser qu’un éventuel biographe. En attendant… Sifflotant nerveusement, le nez dans sa lanterne, il atteignit bientôt, tout au bout de la crypte, l’escalier annonciateur du retour à la chaleur des réverbères. Ce chemin le menait chez lui plus vite que les rues.
« Qui est là ? » demanda-t-il en balançant sa lanterne autour de lui, certain cette fois d’avoir perçu un mouvement.
Là encore, aucune réaction. Le bruit avait été trop fort pour avoir été produit par des rats et trop discret pour provenir de gamins des rues. Par Moïse, qu’importe, après tout ! Il stabilisa sa lanterne chuintante à hauteur de son œil. Des bandes de vandales, disait-on, de gens déplacés par le progrès et la guerre avaient pris l’habitude de tenir réunion dans ces cryptes abandonnées, utilisées jadis comme lieu de sépulture. Dès le lendemain matin, il ferait venir un policier pour élucider la question. Cela dit, quel bénéfice avait-il tiré, l’autre jour, d’avoir signalé le vol des mille dollars dans son coffre-fort ? La police de Cambridge n’avait rien fait du tout. Enfin, les cambrioleurs n’étaient pas plus compétents puisqu’ils avaient laissé tous les autres objets de valeur enfermés dans le coffre ! Légère consolation.
Le révérend Talbot était un homme vertueux qui agissait toujours au mieux des intérêts de ses voisins et de sa congrégation. Dans le passé, peut-être, il avait pu se laisser emporter par un excès de zèle. Notamment trente ans plus tôt, au tout début de son ministère, lorsqu’il avait accepté de recruter des fidèles en Allemagne et en Hollande, leur promettant une place dans sa congrégation et un travail bien rémunéré à Boston. L’Irlande déversait bien ses catholiques, pourquoi ne pas faire venir des protestants ? Mais voilà, le travail en question consistait à construire le chemin de fer, et ses recrues succombaient d’épuisement et de maladie, laissant derrière elles des veuves et des orphelins dans
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