Le cercle de Dante
s’échelonnaient de haut en bas de la côte atlantique ne prévoyaient pas davantage une éclosion de ténors dans leurs rangs. L’administration connaissait déjà assez de complications avec le grec et le latin pour songer à introduire dans le programme d’études une langue vivante vulgaire, inutile, inconvenante et papiste. (Merci, M. Bakey !)
Heureusement, avec la fin de la guerre, une faible demande était apparue dans les beaux quartiers de Boston, chez des négociants yankees impatients de s’ouvrir les ports étrangers. Une nouvelle classe aisée, issue des profits de la guerre et du mercantilisme, souhaitait ardemment faire de leurs demoiselles des jeunes filles du monde cultivées. Aux yeux de certains pères, leur inculquer des bribes d’italien, outre la connaissance du français, semblait un choix judicieux, au cas où il y aurait quelque intérêt à les envoyer à Rome quand le temps serait venu pour elles de visiter le monde. (C’était en effet une mode nouvelle parmi les beautés qui s’épanouissaient à Boston.) Pietro Bachi restait donc à l’affût de ces marchands entreprenants. Las, ces jouvencelles bichonnées, épuisées par leurs leçons de chant, de dessin ou de danse dont les maîtres les séduisaient tant, répugnaient à accorder à Bachi de façon régulière une heure et quart de leur temps.
Bref, la vie qu’il menait le désespérait.
Ce n’était pas tant sa fonction qui le tourmentait que l’obligation de réclamer ses honoraires. À Boston, les Americani s’étaient bâti une société où la profusion d’argent n’avait d’égale que l’absence de culture, une Carthage qui disparaîtrait sans laisser de traces. Que disait donc Platon des citoyens d’Agrigente ? Qu’ils bâtissaient comme s’ils devaient vivre éternellement, et se goinfraient comme s’ils devaient mourir dans l’instant.
Quelque vingt-cinq ans plus tôt, dans sa belle campagne de Sicile, Pietro Batalo, comme tant d’autres Italiens avant lui, s’était épris d’une femme dangereuse dont la famille appartenait à un clan politique opposé à la sienne, laquelle luttait farouchement contre la domination papale. Se considérant injustement traitée par Pietro, la belle s’était plainte à ses proches et ceux-ci s’étaient fait un plaisir d’obtenir l’excommunication et l’exil du coupable. Après de multiples tribulations au sein de plusieurs armées, Pietro et son frère, qui était marchand, avaient changé leur nom en Bachi et s’étaient embarqués pour l’autre rive de l’océan, enchantés de fuir un pays au paysage politique et religieux étouffant. En 1843, Pietro avait découvert en Boston une ville pittoresque et peuplée de gens accueillants. Bien différente était la cité en 1865, où les pires craintes des partisans du droit du sol se voyaient réalisées. Devant l’afflux d’immigrants, les vitrines de magasins s’ornaient de panneaux stipulant emploi réservé AUX CITOYENS AMÉRICAINS. Au début, Bachi avait été reçu honorablement à Harvard. Pendant un certain temps, il avait même habité la jolie partie de Brattle Street, à l’instar du jeune professeur Henry Longfellow. Mais voilà, il s’était pris d’une passion jusque-là inconnue pour une femme de chambre irlandaise qui, une fois mariée, n’avait eu de cesse d’offrir son cœur à d’autres. Finalement, la mâtine l’avait quitté, ne laissant au malheureux répétiteur, au dire de ses élèves, que ses chemises dans sa malle et un vigoureux penchant pour la boisson. Ainsi avait commencé le déclin rapide et constant de Pietro Bachi…
« Je reconnais qu’elle est peut-être… eh bien… » Tout en se hâtant à la suite de Bachi, le père cherchait à exprimer sa pensée en des termes délicats. « Disons… difficile.
— Difficile ? répéta Bachi sans s’arrêter pour autant. Ha ! elle refuse de croire que je suis italien. Elle affirme que mes compatriotes ne me ressemblent pas ! »
La petite fille, apparue au sommet de l’escalier, regarda d’un air boudeur son père sautiller de marche en marche à la suite du répétiteur.
« Oh, je suis sûr que cette enfant ne le pensait pas vraiment, clama le maître de maison avec le plus grand sérieux.
— Si, c’est exactement ce que je voulais dire ! » hurla la donzelle en se penchant si loin par-dessus la rampe en noyer qu’on eût dit qu’elle allait tomber droit sur le bonnet de laine de Pietro
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