Le Cercle du Phénix
seule, Cassandra s’assit sur son lit et se prit
la tête à deux mains. Elle ne pouvait nier s’être conduite comme une
irresponsable. Si le bon sens l’avait un tant soit peu guidée tout à l’heure,
elle se serait empressée de renvoyer Gabriel au sommet de sa tour et de l’y
enfermer sous clé. Peut-être cherchait-il vraiment le Triangle en fin de compte
(encore qu’il devait bien se douter qu’elle n’était pas assez stupide pour le
laisser traîner dans sa chambre) ; auquel cas, ce garçon excellait dans
l’art de la comédie. Cette éventualité la révoltait pour toutes sortes de
raisons, mais Cassandra devait admettre à regret qu’elle ne pouvait être
exclue.
Il fallait regarder les choses en face : elle
s’était montrée égoïste, voilà tout. Certes, elle avait agi ainsi pour protéger
Julian, et aussi parce que, contre toute logique, elle croyait en la sincérité
de Gabriel. Il n’en demeurait pas moins que ses choix risquaient de mettre les
autres en danger.
Avec un pincement au cœur, elle espéra avoir pris la
bonne décision.
En début d’après-midi le lendemain, le cab qu’avait
emprunté Nicholas s’immobilisa devant la gare de Fenchurch Street, située en
plein cœur de la Cité. L’avocat bondit hors du véhicule, s’empressa de payer le
cocher et, sans attendre qu’il lui rendît sa monnaie, s’engouffra dans la foule
en jouant des coudes, soucieux de ne pas perdre sa proie de vue. Les rues aux
alentours de la gare exhalaient une odeur de bière et de café, amenée par le
vent qui soufflait par bourrasques en jouant avec les larges jupes colorées des
femmes, tandis que les hommes étaient obligés de retenir des deux mains leur
haut-de-forme pour éviter qu’il ne s’envolât. Non loin de là, près de la
Tamise, se découpait sur le ciel charbonneux la Tour de Londres. Imposante, la
forteresse médiévale étendait son ombre sur les environs.
Nicholas pénétra dans la gare sans quitter des yeux le
manteau cuivré de l’homme qu’il filait. Dans sa hâte, il bouscula deux matrones
qui poussèrent des piaillements indignés auxquels il ne prit pas garde. Près
d’elles, un conducteur noir de suie éclata de rire.
L’homme au manteau cuivré s’arrêta à un guichet pour
acheter un billet puis se dirigea sans hésiter vers le quai numéro trois au
bout duquel il se posta. L’air préoccupé, Andrew, car c’était lui, se mit à
examiner distraitement la doublure de son chapeau qu’il tournait dans ses mains
gantées en attendant son train.
Nicholas demeura à distance pour ne pas être vu. Il
avait suivi Andrew depuis son cabinet de Baker Street dans le but de percer
l’énigme qui l’entourait. Nicholas était en effet persuadé que le médecin ne se
montrait pas franc avec eux. En vérité, il le jugeait un peu trop parfait pour
être honnête. Aussi altruiste qu’il fût, Andrew paraissait souvent tourmenté et
troublé, ce qui laissait penser que quelque secret inavouable pesait sur sa
conscience. L’étrangeté de certaines de ses réactions et sa relation ambiguë
avec Cassandra avaient éveillé la méfiance de l’avocat. Ses soupçons se
trouvaient aujourd’hui confirmés ; à cette heure, Andrew était censé
recevoir ses patients à Baker Street, au lieu de quoi il s’apprêtait à prendre
un train pour une ville inconnue.
Nicholas savait que la gare de Fenchurch Street
desservait l’est de Londres, mais il avait besoin de connaître la destination
précise d’Andrew. Un contrôleur passant près de lui à cet instant, il
l’interrogea.
— Le
train du quai numéro trois est l’express pour Chelmsford, monsieur, répondit
l’employé. Son départ est prévu dans dix minutes, à 14 h 15
exactement.
Nicholas le remercia et se retourna vers Andrew. Le
train de la compagnie « London, Tilbury and Southend Railway »
entrait justement en gare dans un panache de fumée grisâtre, et le médecin
monta dans le premier compartiment.
Nicholas attendit que le train se fût ébranlé et eût
quitté la gare pour faire demi-tour, intrigué.
Que diable Andrew allait-il faire dans l’Essex en plein
milieu de la journée ? Il s’était comporté en habitué des lieux, montrant
par là que ce n’était pas la première fois qu’il effectuait ce voyage. Et
pourquoi faisait-il un mystère de ses excursions en dehors de Londres ? Si
Nicholas n’avait pas eu un rendez-vous professionnel
important à honorer, il aurait suivi
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