Le Chant de l'épée
corde, tiraient et le faisaient virer
sur lui-même comme le battant d’une porte avant de le refermer. Il y avait au
moins quarante hommes à bord de ce navire, et ils n’étaient pas là seulement
pour tirer et hisser cordes et chaînes. Les flancs du navire étaient rehaussés
de lourdes planches, assaillir ce vaisseau aurait été comme s’attaquer à la
palissade d’une forteresse. Le navire entrant remonta la Hothlege le long des
bateaux échoués que l’on calfatait. La fumée des chaudrons de bitume montait
dans le ciel.
— Soixante-quatre navires, dit Erik, qui
était monté me rejoindre.
— Je le sais, je les ai comptés.
— Et la semaine prochaine, nous aurons
cent équipages ici.
— Et vous serez à court de vivres avec
tant de bouches à nourrir.
— Il y a abondance ici, répondit-il avec
indifférence. Nous avons nasses et filets, nous péchons et chassons et nous
mangeons bien. Et la promesse d’argent et d’or achète blé, orge, viande et ale.
— Et les hommes, aussi.
— Certes.
— Ainsi Alfred de Wessex paie-t-il son
propre anéantissement.
— C’est ce qu’il semble.
Il contempla au sud les immenses nuages
sombres couronnés d’argent qui s’amoncelaient au-dessus du Cent.
Je me retournai pour regarder le campement à l’intérieur
des remparts et je vis Steapa sortir d’une cabane, tête bandée et boitillant. Il
avait l’air un peu ivre. Me voyant, il me fit un signe et s’assit à l’ombre d’un
mur où il parut s’assoupir.
— Crois-tu, m’enquis-je sans me retourner
vers Erik, qu’Alfred n’a pas pensé à ce que vous achèterez avec l’argent de la
rançon ?
— Mais que peut-il y faire ?
— Ce n’est pas à moi de te le dire, répondis-je,
cherchant à insinuer qu’il y avait une réponse.
En vérité, si sept ou huit mille Norses
déferlaient en Wessex, nous n’aurions d’autre choix que de nous battre, et le
combat serait affreux. Un carnage pire encore qu’Ethandun, à l’issue duquel il
y aurait un nouveau roi dans un Wessex qui changerait de nom. Le Norseland, peut-être.
— Parle-moi de Guthred, demanda
brusquement Erik.
— Guthred !
Je me retournai, surpris par la question et me
demandant ce que Guthred, frère de Gisela et roi de Northumbrie, avait à faire
avec Alfred, Æthelflæd ou Erik.
— Il est chrétien ?
— C’est ce qu’il dit.
— L’est-il ?
— Comment le saurais-je ? Il prétend
l’être, mais je doute qu’il ait renoncé au culte des vrais dieux.
— Tu l’aimes bien ? demanda-t-il, inquiet.
— Tout le monde aime bien Guthred.
C’était vrai, mais j’étais toujours étonné qu’un
homme aussi affable et indécis ait pu tenir sur son trône si longtemps. C’était
en grande partie parce que mon beau-frère bénéficiait du soutien de Ragnar, mon
frère spirituel, et que nul n’aurait osé défier ses hommes.
— Je pensais…, commença Erik.
Et dans ce silence, je compris à quoi il
rêvait.
— Tu pensais qu’Æthelflæd et toi pourriez
prendre un navire, peut-être celui de ton frère, et vous rendre en Northumbrie
pour y vivre sous la protection de Guthred ?
Il me fixa comme si j’étais un magicien.
— Elle te l’a dit ?
— Vos visages m’ont tout dit.
— Guthred nous protégerait.
— Comment ? Tu crois qu’il lèverait
son armée si ton frère venait après toi ?
— Mon frère ?
— Ton frère, qui attend le paiement de
trois mille livres d’argent et de cinq cents d’or qu’il perdrait si tu t’enfuyais
avec Æthelflæd. Tu crois qu’il ne chercherait pas à la récupérer ?
— Ton ami Ragnar…, fit Erik, hésitant.
— Tu veux qu’il combatte pour toi ? Pourquoi
le ferait-il ?
— Parce que tu le lui demanderais. Æthelflæd
dit que vous vous aimez comme des frères.
— Certes.
— Alors demande-le-lui.
Je soupirai et contemplai les nuages en
songeant combien l’amour bouleverse nos vies et nous accable d’une si suave
démence.
— Et que feras-tu contre les assassins
qui viendront la nuit pour incendier ton château ?
— Je ferai monter la garde.
Je regardai les nuages s’amonceler et songeai
que Thor allait abattre sa foudre sur les prairies du Cent avant la fin de
cette soirée d’été.
— Æthelflæd est mariée, dis-je doucement.
— À un méchant homme.
— Et son père considère le mariage comme
sacré.
— Alfred n’ira point la chercher en
Northumbrie, répondit-il
Weitere Kostenlose Bücher