Le Chant des sorcières tome 1
voudrais pas que vous ayez encore à me sauver.
Un sifflement dans son dos lui répondit. Il ressemblait à celui d'un serpent, amplifié par l'écho de la salle. Algonde déglutit avec peine, cherchant dans le souvenir qu'elle gardait de la fée de quoi se rassurer. Elle fixa son ombre qu'un discret contre-jour découpait sur le mur et vit celle d'une créature se déplier lentement derrière elle jusqu'à la dépasser. Elle s'affola. Ce n'était pas Mélusine et elle se prit à espérer que ce monstre soit soumis à la fée comme l'épervier l'avait été à Mélior.
— C'est moi… Algonde, essaya-t-elle, se forçant à pivoter lentement, comme si le seul énoncé de son nom pouvait suffire à la protéger.
Un cri étranglé lui échappa en découvrant la réalité. Un serpent noir et jaune pourvu d'ailes déployées de chauve-souris et à la tête aussi grosse que la sienne oscillait sur sa base, enroulée à même le sol de terre, l'œil fixé sur elle. Algonde recula, heurta des reins contre la margelle. La langue fourchue et sifflante en avant, la bête fondit sur elle avant qu'elle ait eu le temps de s'écarter. Elle eut le sentiment d'une brûlure à la poitrine avant de se sentir agrippée aux épaules et de basculer en arrière.
L'eau noire lui emplit la bouche et le nez sans qu'elle cherche à se débattre. Tétanisée par la morsure, elle aurait été, de toute manière, incapable de respirer.
Obsédé par cette histoire de portrait, le baron couvrit sans s'en rendre compte la distance qui le séparait de la Rochette. De plus en plus, l'idée que Gersende l'avait subtilisé lui apparaissait comme la seule possibilité. Le fait qu'Algonde ressemble à Mélusine de manière aussi frappante pouvait le justifier. À condition que cela fût vrai. Car au fond rien ne prouvait que son subconscient troublé par la beauté de la jouvencelle n'en ait pas déformé l'image. Dès lors son cauchemar pouvait s'expliquer, qui avait mêlé habilement fantasmes et superstition. Sidonie, en lui parlant de son rêve avec Mélusine, avait dû amener le sien, tout comme l'idée de réhabilitation de l'étage. Le portrait avait concrétisé son désir d'Algonde. Quant à ses pieds entravés, ils symbolisaient sans doute cette appréhension qu'il gardait d'un nouvel hyménée.
Lorsqu'il mit pied à terre devant le manoir, il en était persuadé. Cette explication, mieux que toute autre, satisfaisait son besoin de rationalité. Restait l'énigme de la disparition du portrait. Il se pouvait fort bien que cette pièce ait été visitée par un de ses ancêtres, qui l'aurait ensuite de nouveau bouclée pour que la légende soit respectée.
Fort de cette explication, il s'avança jusqu'aux marches de l'escalier que dévalait déjà maître Dreux, alerté par son apprenti, un rouquin flamboyant aux vêtements blanchis par le sac de chaux qu'il portait à l'épaule au moment où le cheval du baron avait déboulé dans la cour.
— Bien le bonjour, mon seigneur, l'accueillit maître Dreux. Je ne vous attendais pas si tôt après votre dernière visite. J'espère que rien de fâcheux ne vous amène.
— Au contraire, mon ami. Au contraire. Où en êtes-vous de votre ouvrage ?
— Si vous voulez me suivre, vous pourrez en juger, lui concéda le maître d'œuvre en l'y invitant d'un geste.
Ils pénétrèrent l'un derrière l'autre dans le manoir où les ouvriers continuaient de s'activer, tandis que le baron lui exposait les faits.
— Deux semaines, dites-vous… Même en travaillant nuit et jour, je ne saurais pas vous le promettre, messire, se lamenta maître Dreux, visiblement ennuyé.
— En doublant vos effectifs, peut-être, essaya le baron Jacques, qui découvrait le chantier à peine plus avancé à l'intérieur que la fois précédente.
Seul le pigeonnier couvert par ses tuiles avait changé. Maître Dreux tortilla son bonnet et se mordit la lèvre.
— Ce sont les finitions qui prennent le plus de temps. Les bons ouvriers ne sont pas légion. Je pourrai tout au plus en trouver deux ou trois à Grenoble, à condition qu'ils ne soient pas embauchés sur un autre chantier, mais ce sera pas suffisant. Faut vous faire une raison, mon seigneur. Je ferai mon possible pour que la tour soit achevée et la salle de réception meublée. Le menuisier est occupé à assembler la table et les coffres. En cuisine, les fours sont en train de sécher, qui pourront servir bientôt. C'est tout ce que je peux assurer.
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