Le Chant des sorcières tome 1
perdre cet enfant.
— Dieu ne le voudra pas, mais vous avez raison. Laissons Hélène à son contentement. La préparation du mariage, cette chambre, Algonde même, tout semble lui plaire. Son rire a roulé comme les eaux vives du Furon tout au long du dîner.
— Il m'a ravi aussi, mon amour. Je vous le prédis : nos lendemains seront joyeux. Dormons à présent. Vous m'avez éreintée.
Un rire léger échappa au baron tandis qu'elle se nichait au creux de son épaule.
— À mon âge, c'est un miracle…
— J'ai bien fait alors d'en profiter, se moqua de nouveau Sidonie dans un bâillement.
— Tu ne crois pas si bien dire, grinça Marthe dans un souffle mauvais.
Leur heure viendrait ! Elle laissa passer quelques minutes. Un ronflement lui parvint de la couche voisine.
Elle se leva, le ventre contracté par les spasmes du désir en elle. L'épervier. La chambre ouverte. Le temps de la prophétie était venu. Enfin ! Bientôt elle et ses sœurs régneraient sur les Hautes Terres. Oui. Bientôt. Elle s'habilla d'une mante noire sur sa chemise de nuit et souleva la tenture. D'un simple geste de la main en direction du candélabre, elle faucha la flamme des bougies. Les ténèbres retombèrent. Elle s'y enfonça avec une légèreté et une agilité insoupçonnables pour qui la voyait se déplacer en plein jour. Servie par l'acuité de sa vision nocturne, elle sortit de la pièce, nu-pieds.
Sur le palier, elle fut prise d'un vertige. Pourquoi aller plus avant ? hurlait son ventre. Gagner le dernier étage du donjon, relever le loquet, surprendre cette petite garce de Philippine dans son sommeil et jouir d'elle…
Elle dévala l'escalier pour s'en garder, reprise par la même pulsion face à la porte de l'appartement d'Algonde et de sa mère.
Elle se plaqua contre le mur, le souffle coupé. Le souvenir de son arrivée au château la rattrapa. Elle se revit gravissant ces marches, suivie de deux serviteurs embarrassés de la malle abîmée. Elle s'était encadrée dans l'embrasure de la chambre maudite, les sens aux aguets, la vengeance au cœur. Les deux pucelles s'étaient retournées vers elle d'un même élan, visiblement agacées de sa présence.
Une aiguille de feu lui piqua l'entrejambe. Pas elles. Elle ne le pouvait pas sans se dévoiler. Elle avait besoin de l'une et de l'autre, pour l'accomplissement de ses projets.
Elle descendit l'escalier et passa la salle des gardes, déserte à cette heure, les soldats ayant gagné la terrasse du donjon, les tourelles ou les coursives. Après avoir tourné la clef dans la serrure, elle ouvrit la porte cintrée et massive. Au-dehors, servie par la pleine lune, la nuit était claire. Une coiffe d'étoiles protégeait le sommeil des justes, aimait à dire l'abbé du château.
L'image amena sur son visage immonde un rictus pervers. Elles étaient, elle et ses sœurs, le pendant de cette caricature divine. Le diable des humains. La noirceur du monde. Qu'elles en prennent le contrôle, vite ! Qu'elles les asservissent tous ! Marthe rabattit vers elle le vantail, puis, de même, son capuchon sur sa figure, et dévala les escaliers.
Elle se fondit dans l'ombre de l'enceinte. Dans les habitations flanquées aux murailles de la cour intérieure, tous dormaient, paisibles, dans l'attente de l'aube qui verrait l'activité reprendre avec la première fournée de pain. Quant aux veilleurs, elle les savait somnolents contre leurs hallebardes, habitués à ce que la contrée soit paisible. Le véritable risque d'être surprise venait des hommes de Dumas, qui logeaient dans une petite bâtisse accolée à une des tour de guet de la cour extérieure, celle-là même qu'elle devait franchir. Les restes d'un brasier rougeoyaient devant. Trois soldats s'en étaient rapprochés pour jouer aux dés. Un autre lui offrait la cambrure de ses reins. Il sifflotait en pissant allègrement sur l'herbe. Aucun ne regardait dans sa direction.
Resserrant autour d'elle les pans de sa cape, elle rasa les murs jusqu'à la poterne et leva les yeux. Pas de garde à son sommet. Les habitudes du château n'avaient pas changé. Elle passa sous l'arcade de pierre de la tour, ôta sans bruit la barre qui bouclait la porte massive et sortit en ayant soin de la repousser derrière elle.
Au nord-est, allongé en forme de poire de son église aux berges du Furon, le village somnolait en contrebas de la colline. L'œil de Marthe suivit le tracé de la route qui, de Grenoble, à l'est, via
Weitere Kostenlose Bücher