Le Chant des sorcières tome 1
trois ans aussi aveugles l'un que l'autre à la véritable miséricorde.
Sa mère s'était trompée. Il n'était pas l'élu de Dieu. Pas davantage celui d'Allah, comme le croyait son père.
Il n'était rien en vérité ce jourd'hui qu'un pieu qu'on avait planté en plein désert, et dont les scorpions se disputaient l'ombre.
Il referma les yeux. S'attacha à faire renaître les images qu'évoquait le déchirement du rebab. Une onde parcourut le poil noir et dense qui lui recouvrait le corps. Un frisson dont il nourrissait sa détresse secrète.
Il dessina du coin de ses rêves les contours en triangle de l'ancienne Constantinople, bordée au sud par la mer de Marmara, au nord par le golfe étroit de la Corne d'Or et d'est en ouest par les sept cents tours de ses fortifications qui protégeaient les maisons blanches et les palais sur plus de trois cents hectares. Il crayonna ensuite les nombreuses et épaisses portes sculptées qui avalaient chaque jour des marchands venus des quatre coins d'Europe ou d'Asie, juchés sur des charrettes tirées par des ânes. Il les voyait. Il les entendait qui répondaient aux soldats prétendus garder le passage, tandis que des enfants en guenilles escaladaient les chargements pour chaparder des dattes. Des pèlerins au visage recouvert de leur capuchon les croisaient, rasant les roues des chariots. D'autres, le front bas sous leur turban, voleurs le jour, assassins la nuit, tranchaient une bourse au passage des piétons. Dans la bousculade, personne n'y prenait garde. Tout n'était que mouvement. Renouvellement dans la multitude qui ondulait jusqu'au cœur de la ville en ses ruelles étroites baignées de poussière rouge. L'odeur du musc côtoyait celles de la crasse et de la sueur, de l'huile d'olive dans les jarres, des fruits trop mûrs que quelque singe s'appropriait avant de retrouver l'épaule de son maître. Il s'enfonça en pensée, au fil de sa mémoire, lui Zizim le sage, jusqu'au souk, attiré comme lorsqu'il était enfant par le parfum et la couleur des épices. Il reconnaissait leurs nuances : les poivres, du beige ocré couleur de sable au noir profond de la nuit, le paprika des montagnes d'Anatolie, le curcuma, la cannelle, là, dans ce coffret gardé comme un trésor, la fleur de safran, à nulle autre pareille. Autant de rouges et d'orangés volés au couchant somptueux et aux dunes mouvantes. Le mélange des parfums avalait toutes les odeurs ambiantes, purifiait l'air et lui donnait faim. Qu'à cela ne tienne, au détour d'un vieux mur blanchi à la chaux, l'attendrait un morceau de chèvre macéré dans des herbes fines et rôti à point, à moins qu'il n'enlève une cuisse à un poulet qui tournerait sur sa broche, et rendrait dans une coupelle posée à même la braise une graisse ambrée déglacée d'un jus de citron. Il s'en lécha les babines. Attendre encore. Prolonger la promenade. Ramener ses yeux sur les étals. Éviter les tapis persans étendus à ses pieds, caresser d'un doigt connaisseur des soieries de Damas, des étoffes moirées que le soleil en oblique rendait plus changeantes encore, là des narguilés, des pots de terre cuite, des théières en cuivre.
Il les dépassa. Il connaissait son chemin. Il cherchait cet homme aux yeux si rétrécis par l'épaisseur des rides qu'on l'en croyait démuni. Juste à côté des porteurs d'eau. Comment s'appelait-il déjà ? Ali Ben Saïd. Oui, c'était cela. Ali Ben Saïd et ses étalons. Les plus belles bêtes du royaume, capturées dans les montagnes du Caucase, vives comme l'éclair, farouches comme des pucelles, à la robe d'un noir bleuté, aux muscles saillants. Les chevaux étaient bien là, tout à côté du marché des esclaves, retenus à peine par leur enclos. L'un d'eux se cabrait sur ses jambes arrière, battant l'air de celles de devant, l'œil sombre, les lèvres retroussées sur un hennissement de menace, rendu méfiant par la main d'un bedonnant derviche qui s'était tendue vers lui. Comme Djem aurait voulu le toucher lui aussi, lui souffler aux naseaux, effleurer sa croupe, le dompter, refermer ses doigts sur sa crinière et l'enfourcher à cru pour récupérer cette liberté dont il avait toujours été si friand. Ne faire plus qu'un avec lui, la joue contre son cou, et gagner la Corne d'Or. S'arrêter un instant sur le port pour regarder les faluwa qui, au milieu des voiliers de tout tonnage, tanguaient en un lent mouvement de roulis au souffle de la brise. Puis de nouveau, au
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