Le Chant des sorcières tome 2
fissuré son masque. Algonde s'en aperçut. Philippine n'avait pas le cran de ses ambitions. Elle s'engouffra dans la brèche.
— Tu as aussi le droit de m'aimer pour ce que je suis et telle que je suis, Hélène. Personne ne t'en empêche, sinon ton orgueil imbécile. Ce qui est arrivé à l'abbaye ne t'a donc pas servi de leçon ? Ne peux-tu imaginer que l'on puisse mourir pour quelqu'un ? Transperce-moi, empale-moi comme ce maudit épervier, et regarde-moi me dessécher devant ces flammes si cela te chante, tu te priveras seulement de moi. Tu n'y gagneras rien d'autre.
— Et toi ? ricana Philippine.
— Je serai délivrée. Sais-tu en quel tourment je me trouve nuit et jour ? Déchirée entre mon amour pour lui et celui que j'éprouve pour toi ? Entre l'envie de le rejoindre et celui de rester là, comme un chien fidèle avec lequel tu joues ? Si demain tu me rejettes, que me restera-t-il, Hélène de Sassenage ? Mes yeux pour te pleurer ? La haine des autres servantes qui voudront se venger des privilèges que tu m'avais donnés ? Tu me tortures à plaisir avec un égoïsme propre à ceux de ton rang, soit, mais n'attends pas en retour que je me traîne à tes pieds !
Elles s'affrontèrent du regard. Et soudain le tisonnier s'envola, projeté avec force en direction du mur. Il y rebondit avant de tomber sur le coffre d'Algonde puis, de là, sur le plancher dans un bruit mat. Philippine éclata en sanglots dans le cou de sa chambrière.
— Je ne voulais pas. Je ne te veux pas de mal. Je ne comprends pas ce qui m'arrive, pourquoi je suis si cruelle avec toi, hoqueta-t-elle.
Algonde ne bougea pas. C'était maintenant, à cet instant précis, que la partie se jouait. Prendre l'ascendant sur la damoiselle de Sassenage. Le prendre parce qu'elle avait été la plus forte. Le prendre et ne plus jamais le lâcher. L'avenir en dépendait.
— Sais-tu pourquoi Mathieu a fui ? Non pas à cause des conséquences de sa blessure mais parce que ton père m'a couchée sous lui comme toi tantôt et que je ne l'ai pas repoussé malgré mon dégoût.
Défaite, Philippine se redressa, les joues baignées de larmes.
— Mon père…
— Le crois-tu meilleur qu'un autre ? Il a pris ce qui lui appartenait. Joui de son privilège de seigneur. Te sentirais-tu honorée si un homme que tu n'aimes pas te forçait de cette manière ? Non, bien sûr. Tu crierais au viol et l'on vengerait dans le sang ton honneur bafoué. Mathieu est parti pour tromper sa colère, pour ne pas enfreindre la loi et me rendre justice. Il m'a quittée pour ne pas risquer de tuer son maître. Voilà notre différence, Hélène. Je ne suis pas bien née. Mon malheur ne se voit pas. Je ne suis rien. Rien. Un ver de terre condamné à ramper sans merci dans l'ombre de tes caprices. C'est ainsi que sont les choses. Je devrais te haïr pour ça. Je t'aime. Mais rien ni personne ne me fera renier ce que Mathieu est pour moi.
Il y avait tant de détermination et de noblesse dans ce regard-là que Philippine se trouva elle-même exécrable. Elle fixa la marque rouge sur le ventre d'Algonde, récupéra son feu à ses joues. Elle baissa la tête, adoucie de remords.
— J'ignorais toutes ces choses. C'est vrai que ce n'est pas juste au regard de Dieu. Tu ne mérites pas ce que mon père et moi t'avons fait.
Algonde lui prit la main. Les doigts étaient glacés malgré la chaleur que leur avait communiquée le tisonnier. Elle les porta à ses lèvres.
— Oublions cela, veux-tu ? On n'y peut rien changer. Mais lorsque tu douteras de moi, à l'avenir, songe plutôt à ce que t'a prédit Mélusine. Moi seule te serai fidèle au plus fort des épreuves. Je t'en fais le serment, Hélène, mais pas parce que c'est mon devoir. Je t'en fais le serment de toute mon âme.
Philippine hocha la tête.
— Me pardonneras-tu ?
— Et toi?
— Moi?
— Je n'épouserai personne et garderai cet enfant malgré l'opprobre, parce que je veux croire que le jour où tu ne voudras plus de moi, Mathieu m'ouvrira ses bras. Si tu peux accepter de me laisser cet espoir-là, alors je serai à toi, toute à toi, dans les conditions que tu voudras.
Philippine se nicha contre son flanc, l'œil rivé sur la brûlure qu'un tressaillement affleura.
— Nul ne médira de cet enfant ni de toi, Algonde, ou il en répondra devant moi.
— Je ne t'en demande pas autant, damoiselle. Seulement, ce jour-là, de nous laisser vivre tels que nous sommes, Mathieu et
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