Le Chant des sorcières tome 2
ne venait toujours pas.
*
En cet après-midi du 12 mai 1484, un franc soleil baignait la vallée de l'Isère, en contrebas de Rochechinard. L'air était doux. Assis sur un tapis épais qui recouvrait les dalles de la terrasse du logis, Djem finissait de boire son thé. Barachim Allemand, le maître de céans, et Guy de Blanchefort venaient de les quitter pour se rendre à l'office. Djem restait seul avec ses compagnons. Un serviteur se pencha au-dessus de lui pour emplir à nouveau sa tasse. Il la porta à ses lèvres, en avala une gorgée. Elle lui sembla plus amère que les précédentes. Son regard accrocha celui de Houchang. Il le trouva inhabituellement sombre. Djem reposa le récipient entre ses jambes croisées en tailleur, un peu trop vivement pour que cela soit anodin, guettant dans ses veines la fulgurance du poison. Elle ne vint pas. Seul son cœur cognait dans sa poitrine à force de suspicion. S'était-il trompé ? Certaines substances ne faisaient effet que de longues heures plus tard.
— Quelque chose ne va pas, mon prince ? demanda Houchang qui avait suivi son geste.
Djem n'y tint plus. Il ne donnerait pas le plaisir d'une lente agonie à son meurtrier. Si la Camarde refusait de l'emporter d'un coup de sabre, il irait la prendre au bout du sien.
Il bondit sur ses pieds, renversant le breuvage dans son impatience. Le silence se fit et tous les regards convergèrent vers lui. Djem ne retint pourtant que celui de Houchang, étrangement calme.
— Accompagne-moi, lui ordonna-t-il.
Habitués à ce que leur prince et ami règle ses différends dans la plus grande discrétion, les autres reprirent leur discussion comme si de rien n'était, tandis que le colosse se levait pour lui emboîter le pas. Ils se connaissaient assez tous deux pour que Houchang puisse juger de la gravité de l'instant. Ils n'échangèrent pas un mot jusqu'aux écuries, enfourchèrent d'un même élan leurs montures respectives et les talonnèrent à la turque le long du seul sentier rocailleux qui gagnait la vallée. Ils filèrent ainsi une bonne heure durant, au gré de la fantaisie de Djem qui voulait goûter une dernière fois ce plaisir intense et enivrant de la cavalcade, s'aventurant au-delà des chemins parcourus jusque-là.
Ils débouchèrent dans une clairière qu'éclairaient joliment les prismes du soleil entre les jeunes feuilles des hêtres. Djem jugea l'endroit idéal pour mourir. Il sauta à bas de son cheval et le chassa d'une tape sur la croupe. Houchang fit de même. Les bêtes, fatiguées, s'approchèrent d'une source qui jaillissait entre deux rochers. Les deux hommes se retrouvèrent face à face, à quelques pas l'un de l'autre. Djem tira son sabre de la ceinture de toile.
— Allons, Houchang. Juste toi et moi, sans témoin.
Houchang hocha la tête. Combien de fois s'étaient-ils affrontés ainsi par le passé, sans raison autre que se mesurer à force égale, pour le plaisir pur de retrouver l'ardeur d'un combat ?
D'un même mouvement circulaire du poignet, ils se réapproprièrent le poids du sabre avant de se jeter l'un sur l'autre. Les lames s'entrechoquèrent avec tellement d'intensité que les chevaux hennirent avant de s'enfoncer dans le bois tandis que les oiseaux, dérangés eux aussi, fuyaient à tire-d'aile.
Houchang avait l'avantage de la force, Djem celui de l'agilité. Chacun connaissait les faiblesses de l'autre, en tirait profit pour ne jamais risquer une blessure grave. Leurs échanges n'avaient toujours été qu'un jeu, viril et sanguinaire, mais qui entretenait leur amitié. Dès les premiers coups, Houchang dut se rendre à l'évidence que les règles étaient changées. Surpris par la violence avec laquelle le frappait Djem, il dut s'arc-bouter à son tour pour se protéger.
Djem se détendit soudain aussi rapidement qu'il s'était ramassé sur lui même. Sa lame siffla au-dessus du turban de son adversaire, emportant un morceau de tissu au sommet. Une sueur froide glissa le long des reins de Houchang. S'il ne s'était accroupi par réflexe, elle l'aurait fauché à la gorge. Djem avait-il anticipé sa réaction ? C'était un coup qu'il n'aurait jamais porté par le passé. Inquiet de sa virulence inexpliquée, Houchang jugea prudent de s'écarter. Djem lui en offrit l'occasion. Voulant le frapper une nouvelle fois, il lui dégagea une ouverture dans sa garde. Houchang s'accroupit et lui balaya les jambes, obligeant Djem à sauter par-dessus le sabre, puis à plonger en
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