Le Chant des sorcières tome 2
notre ventrière mourut devant la herse fermée du château, à l'extérieur de l'enceinte. Ce sont les gardes qui l'ont trouvée au petit jour. Ils n'ont rien entendu, pourtant les yeux grands ouverts de cette femme et l'expression même de son visage traduisaient une frayeur intense. L'abbé Mancier m'a révélé que cette nuit-là, Jeanne avait eu une prémonition. Celle du diable barrant la route de la malheureuse qui en avait succombé de terreur.
François frissonna et frictionna vigoureusement le haut de ses bras. Jacques, emporté par le souvenir, ne s'en aperçut pas.
— Le même soir, une sage-femme que j'avais autrefois chassée tant sa laideur m'insupportait se présenta au château pour la remplacer. Jusqu'à ce que je m'en lasse, elle avait servi notre famille avec bonté d'âme. Elle n'était pas rancunière, m'assura-t-elle et se ferait plus discrète encore qu'elle ne l'avait été. Faisant fi des réticences de Jeanne, j'ai accepté de la reprendre à notre service, me convainquant que cette pauvre femme n'était pas responsable de son apparence. En vérité, voyant mon épouse si affaiblie, je craignais qu'elle ne perde l'enfant et n'y passe elle-même.
— Mais Marthe ? insista François.
— Le diable a de nombreux visages, mon fils. À la veille d'accoucher, Jeanne a éclaté en sanglots, ses mains agrippées à ma chemise avec une force peu commune. « Pour l'amour de moi, Jacques chéri, chasse-la, chasse-la ou j'en mourrai. C'est pour cela qu'elle est revenue. Pour se venger », ne cessait-elle de me supplier. J'ai cédé devant sa terreur. J'ai fait reconduire la ventrière aux portes du château. Souviens-toi, Aymar. Tu étais à la Bâtie.
— Et je suis parti en hâte pour quérir dame J'espérais qui officiait dans la seigneurie voisine, approuva le baron de Bressieux.
— Jeanne s'est apaisée. Du moins jusqu'à ce que ta sœur naisse. Jusqu'à ce que je dise que nous la prénommerions Hélène. Aussitôt Jeanne a hurlé, comme une louve à laquelle on arracherait son petit. C'était un cri presque inhumain, d'une telle souffrance que j'en ai été glacé et que je l'ai crue folle. Je suis sûre que nos familiers et les murs eux-mêmes s'en souviennent encore.
Rattrapé lui aussi par ce hurlement qui l'avait bouleversé alors même qu'il attendait dans les jardins de pouvoir féliciter Jeanne de la naissance de l'enfant, Aymar de Grolée ferma un instant les yeux, le cœur broyé.
— Cette fois je ne pouvais plus me voiler la face. Il me fallait savoir. J'ai harcelé Jeanne jusqu'à ce qu'elle m'explique pourquoi elle refusait que ta sœur porte ce prénom, pourquoi elle affirmait que c'était après elle que le diable en avait. Elle a fini par me raconter sa vision. Celle qui ne l'avait plus quittée depuis que la ventrière avait été retrouvée morte.
Il marqua une pause, repris par le sentiment de culpabilité que ce souvenir retrouvé avait éveillé. Tant d'années étaient passées. Était-il responsable d'avoir oublié ? Pire, de n'avoir pas cru ce qu'elle disait ? Et quand bien même, qu'aurait-il pu y changer ? Il déglutit, regrettant de n'avoir quelque pinte pour adoucir sa gorge trop sèche avant de poursuivre, encouragé par l'insistance des regards posés sur lui, par cette sueur qui gouttait au front blême de son fils.
— « Le diable a besoin d'Hélène, m'a-t-elle dit. Il a besoin de son ventre pour régner sur le monde. Je sais que cela te semble folie, mais je ne suis pas folle, Jacques. Juste différente. Je vois des choses. Des choses qui ne sont pas encore mais qui arrivent. Toujours. Celle-là arrivera aussi. Enfanté par le diable, son héritier naîtra d'Hélène, si velu, si effrayant qu'elle voudra cacher ce premier enfançon. C'est à Mélusine que notre fille le confiera pour empêcher le diable de régner. Parce qu'il rôde, Jacques. Il rôdera sans cesse autour de nous jusqu'à ce que l'heure soit arrivée. Aide-moi à nous en délivrer, aide-moi à le tromper », m'a-t-elle supplié. Je l'aimais tant que j'ai cédé, une fois encore, certain que l'apothicaire trouverait moyen de la guérir. Car en vérité tout cela était si improbable et si incohérent que je n'ai pas imaginé un seul instant que ce fût vrai. Hélène est devenue Philippine et Jeanne a retrouvé sa gaieté. Ses autres grossesses se sont déroulées sans problème et j'ai oublié cette histoire, d'autant que Jeanne ne m'en a jamais reparlé, pas plus que
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