Le Chant des sorcières tome 3
qu'vous soyez, j'veux pas plus d'ennui qu'j'en ai. Vous dormirez dans la grange et repartirez à l'aube. Si on demande après vous, j'dirai que j'ai ren vu.
— Nous vous en saurons gré, la remercia Philippine en acceptant de bon cœur la tranche de jambon et la miche de pain que Faustine lui tendait.
Elle ferma la porte sur eux et barra soigneusement ses volets sitôt qu'ils eurent terminé de manger, leur promettant lait frais et œufs poêlés à leur lever, au premier chant du coq. Philippine s'étira au milieu de la cour. L'air était doux, la nuit étoilée. Elle avait le ventre repu et la perspective d'une vraie nuit de sommeil la comblait.
— Je vais prendre la garde, annonça Nassouh à la porte du bâtiment, en les quittant pour s'installer un peu plus loin, dans un angle de mur qui lui permettait d'avoir une vue d'ensemble de la cour.
C'était ainsi chaque fois qu'ils s'arrêtaient. À peine quatre heures les nuits précédentes. Deux chacun à veiller. Sachant que le tchélébi le réveillerait pour qu'il le remplace, Djem s'engouffra derrière Philippine qui bâillait.
L'étable était plongée dans la pénombre à l'exception d'un rai de lumière lunaire qu'une ouverture dans le fond de la bâtisse dessinait devant eux. De part et d'autre de cette allée, deux vaches et un mulet se partageaient l'espace.
— Par là, indiqua Djem en prenant Philippine délicatement par le coude.
Était-ce ce lieu apaisé du ruminement des bêtes, ce rectangle d'étoile qui scintillait, ou la certitude que demain leur échappée prendrait fin d'une manière ou d'une autre, ils n'auraient su le dire, mais l'un et l'autre avaient la gorge nouée de ce moment volé.
Djem dénicha plusieurs paillasses sur une plateforme que les fermiers utilisaient sans doute l'hiver pour se réchauffer de la proximité des bêtes. Pour l'heure, elles leur offraient un nid parfait.
Il grimpa le premier, lui tendit la main en retenant son souffle. Oubliées, ses résolutions pour tromper la prophétie ; oubliée, Marthe et ses noirs desseins ; oublié, Philibert de Montoison. Philippine n'était que feu ardent quand elle croulait de sommeil l'instant d'avant. Elle rejoignit Djem, s'allongea sur le dos à ses côtés, un bras replié sous sa nuque. Son cœur battait à se rompre lorsqu'il s'approcha de ses lèvres pour les embrasser.
Lorsque Nassouh vint chercher Djem à la mi-nuit, il le trouva assis qui contemplait encore, émerveillé, le corps nu de Philippine. Djem fit signe à son ami de la laisser dormir, recouvrit la chute des reins d'une couverture pour la dissimuler, prit ses propres vêtements et sauta à terre pour les enfiler.
Discret, Nassouh s'était déjà éloigné. Djem le trouva à la porte de la grange.
— Ne veux-tu pas dormir ?
— Et toi ? le taquina le tchélébi.
— Je n'ai jamais su être raisonnable.
— J'ai vu.
Un rire discret les rapprocha.
— La nuit est calme. Profitons-en pour nous reposer l'un près de l'autre, comme autrefois. Tu te souviens ? demanda Nassouh.
Oui, Djem se souvenait, mais dans les montagnes d'Anatolie, au plus fort de leurs expéditions nocturnes, ils étaient quatre compagnons. Deux manquaient.
— Anwar était le plus sage d'entre nous. Il se serait réjoui de ce bon tour joué aux hospitaliers.
— Il me manque aussi, tout comme Houchang, assura Nassouh en lui tapotant l'épaule.
Ils gagnèrent l'endroit où le tchélébi s'était jusque-là installé et s'assirent à même le sol, dos à la bâtisse de pierres.
— À combien estimes-tu nos chances ? demanda encore ce dernier en ramassant une coulée de petits cailloux dans sa main.
— Trop minces.
— Elle le sait ?
Djem baissa la tête.
— À quoi bon ? Ce ne sont pas nos corps qui ont parlé, Nassouh, mais nos âmes qui se sont entremêlées. Jamais je n'avais connu plénitude plus grande, complicité plus évidente. Comme si elle et moi n'étions plus qu'une même peau, un même souffle, un même cœur.
Le tchélébi soupira. La fatigue le prenait. À plus haute altitude encore, elle les plomberait tous. Plus qu'il ne fallait. Il renversa la tête en arrière et ferma les yeux.
— Dors, Djem, conseilla-t-il. On se battra jusqu'au bout pour que tu puisses la garder.
30
Réveillés à l'aube par le chant de trois coqs, Djem, Nassouh et Philippine avaient pris un déjeuner en hâte avant de quitter la ferme. Ils ne s'étaient pas arrêtés depuis. Outre la faim
Weitere Kostenlose Bücher