Le Chant des sorcières tome 3

endormis, une jeune fille quitta sa famille, un maigre balluchon sur l'épaule, épuisée de larmes, un homme versa du venin dans une cruche d'hydromel.
    Tous deux étaient nés sous le signe du scorpion. Ils avaient en commun le même destin, mais à l'heure où les coqs chantaient, saluant leur fuite, ils ne le savaient pas.
     

6
    S'il était une chose à laquelle Djem avait pris goût, c'était ce verre d'hydromel épicé à merveille, bu avant de sombrer dans les bras de Morphée, que le grand prieur d'Auvergne avait plaisir à lui envoyer. Protégé par la langue du goûteur, quelle que fût l'heure du coucher dans cette bonne ville de Romans où l'on célébrait sa présence, Djem avait perdu la crainte du danger. Il ne songeait plus qu'à se régaler les yeux de ceux de Philippine, du jeu des acrobates, des danseurs et autres jongleurs de massues ; et le palais, des mets plus raffinés les uns que les autres servis à satiété.
    Dans cette demeure somptueuse, située à la sortie de la ville, où il recevait en maître, Djem regoûtait à la vie, ses fidèles Nassouh et Anwar à ses côtés.
    Ce dernier justement venait de l'accompagner jusqu'à sa couche. Une aube empourprée dansait par les carreaux de la croisée et Djem, tout au bonheur de ces festivités qui redonnaient du lustre à sa morne existence, avait un peu forcé sur le vin d'épices. Il n'était pas ivre, mais la tête lui tournait.
    — Me voilà bon, mon frère, pour une méchante migraine au lever, ricana-t-il en s'asseyant lourdement sur le bord de son lit.
    — Bah ! la compagnie d'Hélène la chassera, prophétisa Anwar, qui, de même, s'était laissé gagner le cœur par la joliesse de sa sœur cadette, Isabelle.
    Djem s'abandonna les bras en croix sur l'édredon cousu de damiers et de fleurs.
    — Je voudrais que ces jours n'en finissent pas. Retrouver Rochechinard sera un calvaire.
    Anwar s'installa à ses côtés, le dos calé aux volumineux oreillers, un sourire léger aux lèvres.
    — Allons donc ! Jacques de Sassenage te l'a laissé entendre. Il est désormais ton allié. Il plaidera ton infortune auprès du roi de France, j'en suis persuadé. Si le monarque entraîne l'Occident derrière lui dans une nouvelle croisade, alors les portes d'Istanbul trembleront, comme par le passé Constantinople.
    Djem poussa un long soupir. La nostalgie tenait encore Nassouh et Anwar. Ni l'un ni l'autre n'avaient renoncé à le voir régner.
    — Que me serait un royaume sans elle, mon frère ?
    — Qui parle de la laisser ? Ta mère est bien chrétienne. Convaincs ta belle de t'accompagner. Qui a vu l'azur s'embraser sur le massif des Dardanelles est pris par ce pays à jamais, Zizim. Les parures de l'Orient seront somptueuses à ses yeux, les senteurs plus musquées. Elle tombera en pâmoison devant la Corne d'Or et devant Topkapi plus encore. Fais-la tienne, mon frère. Mais pas ici. Il n'y a rien ici à part elle qui soit digne de ce que tu es.
    Djem ferma un instant les yeux.
    — Tu dis vrai, je l'entends. Mais son père me la laissera-t-il emmener ?
    — Il s'incline devant le prince que tu restes. Pourquoi refuserait-il le sultan que tu serais ?
    — Je ne sais, Anwar, je ne sais.
    Il s'étira, un bâillement au bord des lèvres.
    — Il sera temps d'y penser plus tard. Pour l'heure, rien n'est joué. Les hospitaliers ne renonceront pas sans batailler à la rançon que Bayezid leur verse. Avant de reconquérir Istanbul, c'est ici, contre le grand prieur, que commencerait ma guerre.
    — Et il est devenu ton ami, c'est vrai, lui accorda Anwar. Le resterait-il s'il savait que tu veux prendre Hélène à son protégé ?
    — Je ne veux rien qu'elle ne consente. L'amour n'a pas de maître. Guy de Blanchefort est un homme juste et bon. Je ne doute pas que le moment venu il s'accorde à mes projets.
    Anwar secoua la tête, sceptique.
    — Je ne veux pas te gâter l'espoir, Zizim, ni enlever au grand prieur les qualités que tu lui prêtes, mais si j'étais toi, je m'en méfierais…
    Djem tourna vers lui son visage altéré de fatigue et de vin.
    — Ainsi en a-t-il toujours été. Ainsi en sera-t-il toujours, mon frère.
    Leurs avant-bras se nouèrent, comme du temps où, jeunes garçons, ils s'attardaient ensemble aux portes de la nuit, complices, alors que leurs mères respectives les cherchaient. Nourris au même sein, ils ne s'étaient jamais quittés. Ce geste-là retenait un peu de leur enfance et de leurs