Le Chant des sorcières tome 3
yeux rivés sur l'horizon, Mounia ne bougea pas.
— Tu ne sauteras pas, je le sais. Nous sommes semblables. La même aptitude à la vengeance. Je l'ai insufflée dans tes veines comme un vent mauvais. Par elle nous sommes liés toi et moi. Pour toujours.
Il libéra ses doigts meurtris sous la tenaille. S'écarta.
— Je vais te vendre, Mounia. À Bayezid. Le bruit court qu'il te veut à prix d'or pour son harem, mais je ne garderai rien pour moi. Tout est pour le capitaine de ce navire. Tout. Sauf toi. À partir de maintenant et jusqu'à ce qu'on accoste, tu es à moi. À moi seul.
Le sang-froid. Ni émotions. Ni perceptions. C'était toujours là. En elle. Une bulle d'eau gelée dans laquelle seuls ses souvenirs surnageaient. C'était tout ce qui lui restait.
— Autre chose encore. Il est vivant.
Fissure. Brutale. Elle déglutit. Tangua sous un mouvement de houle intérieure avant de se reprendre. Il mentait.
— Enguerrand est vivant, Mounia. Il est ici.
L'envie de se jeter sur lui pour lui arracher les yeux la submergea une fraction de seconde, mais elle la domina.
Il se mit à rire dans le vent d'ouest qui, gonflant soudainement les voiles, donna une impulsion au navire.
— Tu vois, je sais comment t'atteindre, briser ta carapace. Là est mon pouvoir sur toi, Mounia. Ma vengeance et ta prison. L'amour que tu lui portes et ta haine envers moi.
Ne rien dire. Ne rien trahir. Trop difficile cette fois. Il avait gagné. Elle pivota.
— Que feras-tu de lui ?
— Qui sait ? ricana-t-il en reculant.
Son visage abîmé de vice l'était autant de cruauté cette fois que de douleur.
Depuis la dunette, le chef des pirates la fixait de son regard borgne. Brisée malgré sa détermination, Mounia reprit sa place, face au couchant. Elle avait envie de hurler, là, maintenant, à en perdre le souffle. Elle se contenta de pleurer en silence avant de se reprendre une nouvelle fois. Enguerrand était en vie. Elle aussi. Le monde n'était pas assez vaste pour les empêcher de se rejoindre là où leur destin les attendait. Les Anciens y veilleraient.
Elle écarta ses bras, renversa la tête en arrière et, se réchauffant d'un coup de cette certitude, se mit à rire. Comme une damnée.
Quelques hommes, éberlués, se signèrent.
Quant à Hugues de Luirieux, qui gravissait les marches de l'escalier pour rejoindre le capitaine, il se figea pour la regarder, figure de proue défiant l'abîme.
Il le savait. Les mensonges avaient cela de bon. Elle ne sauterait pas.
23
Les chevaux étaient de pure race. La robe entre le fauve et le noir, l'œil vif, le crin brillant. Sous leur apparente sérénité perçait leur tempérament farouche. Un simple geste par-dessus les barrières du clos qui les retenait, loin de les attirer, leur mettait l'oreille et les naseaux en l'air avec la fierté d'une jouvencelle qu'il faut apprivoiser.
— Puis-je ? demanda Djem à l'éleveur, un homme d'une trentaine d'années, aussi vif que ses bêtes.
— C'est un honneur, prince…
Avant que quiconque ait pu l'en dissuader, Djem posa un pied sur la traverse la plus basse et enjamba la suivante dans un mouvement souple. Il retomba sur ses pieds à l'intérieur du parc. Une seule bête recula, surprise. Les autres se contentèrent de le fixer avec la même attitude orgueilleuse. Djem s'avança vers le cheval qui, entre tous, avait fait bondir son cœur à son arrivée. Plus haut de garrot que les autres, parfait de proportions, il se tenait à l'écart, en bordure du bras de rivière, dédaigneux et hautain.
Royal.
De se voir méprisés, les autres baissèrent la tête pour fouir l'herbe que leurs sabots n'avaient pas encore piétinée.
Prisonnière à quelques pas de là, entre son frère Louis et Philibert de Montoison, Philippine se retenait de s'élancer de même. Jacques de Sassenage eut moins de réserve. Moins de témérité aussi. Abandonnant les autres, il rejoignit Djem en passant par l'entrée que lui ouvrit un palefrenier.
Son choix à lui aussi était fait. Il visa la bête la plus proche de celle que Djem caressait entre les yeux. Marcha dessus avec détermination.
Djem tourna la tête vers lui.
— Seul à seul, lui dit Jacques. Maintenant.
Djem ne se posa pas de questions.
Surprenant l'animal qui, d'instinct, l'avait reconnu pour maître, il empoigna la crinière à la manière sarrasine. Jacques aussi, ainsi qu'il l'avait appris ces temps derniers. D'un même élan, ils se juchèrent sur le dos
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