Le chant du départ
franchir les premiers postes de contrôle. Bernadotte s’est emparé de lui à Trieste. Le prisonnier a été transféré à Milan.
Toute chose, tout être possède une face cachée et sombre. C’est elle, souvent, qui explique. Mais seul un petit nombre connaît ces secrets. Les autres, la foule, le peuple, ne découvrent qu’après la vérité : leur héros n’était qu’une marionnette dont on tirait les fils.
Napoléon pense à Mirabeau, si admiré et dont l’armoire de fer saisie aux Tuileries prouvait qu’il avait été payé par le roi comme l’un de ses vulgaires agents.
Napoléon, en s’aidant d’un poignard, fait sauter la serrure du portefeuille rouge. Il commence à feuilleter les pages recouvertes d’une écriture fine. Il s’arrête. Il reconnaît des noms : celui du général Pichegru, qui vient d’être élu président du Conseil des Cinq-Cents et qui est donc le chef de la réaction royaliste, l’un des membres les plus actifs du club royaliste de Clichy.
Il lit les trente-trois feuillets. Il s’agit du rapport que fait un agent royaliste, Montgaillard, à D’Antraigues. Les preuves de la trahison du général Pichegru lorsqu’il commandait l’armée de Rhin et Moselle sont accablantes. Des agents de l’armée des émigrés de Condé et les Autrichiens ont pris contact avec le général Pichegru. Il a réprimé le 1 er avril 1795, avec rudesse, une émeute sans-culotte à Paris. C’est un bon signe. Montgaillard, de la part de Condé, lui propose de réaliser avec son armée un coup d’État ouvrant au rétablissement de la monarchie. En récompense de sa trahison, il recevra le bâton de maréchal, la croix de commandeur de Saint-Louis, le château de Chambord, deux millions en numéraire, payés comptant, cent vingt mille livres de rente, réversible pour moitié à sa femme, pour quart à ses enfants, et même quatre pièces de canon !
Napoléon relit. C’est comme si s’ouvrait dans la ligne ennemie une brèche. Avec ces preuves, il dispose du moyen de peser sur la situation à Paris. Il peut fournir à Barras l’instrument qui va permettre de dénoncer et de briser Pichegru et les royalistes, vainqueurs des élections, en les accusant de trahison.
Il s’est arrêté de lire. Lorsqu’il reprend sa lecture, il sursaute. Montgaillard écrit à D’Antraigues qu’il peut obtenir « avant peu un résultat de la part d’ Éléonore , aussi positif que celui que j’avais obtenu de Baptiste ».
Baptiste est le pseudonyme utilisé pour désigner Pichegru. Éléonore , celui employé pour nommer Bonaparte. Montgaillard estime à trente-six mille livres le prix d’achat de Bonaparte.
Napoléon repousse les feuillets. Son nom dans ce document affaiblit les preuves contre Pichegru. Il faut donc que toute allusion à l’armée d’Italie soit supprimée. Il suffit que D’Antraigues accepte de parapher des feuillets limités à l’affaire Pichegru. On ne peut pas se priver d’une telle arme.
— Qu’on conduise D’Antraigues au château, dit Napoléon.
C’est la nuit. La pièce est sombre. Napoléon regarde entrer D’Antraigues. L’homme est élégant et sûr de lui. Pourtant son visage exprime l’anxiété. Il voit d’abord Berthier, puis reconnaît Napoléon. Il proteste d’une voix véhémente. Il dispose d’un passeport russe. Il est diplomate.
— Bah, bah, les passeports, pourquoi se fie-t-on à des passeports ? dit Napoléon. Je ne vous ai laissé donner un passeport que pour être mieux assuré de vous prendre.
— On ne connaît pas ce nouveau droit politique en Russie, dit D’Antraigues.
— Eh bien, on l’y connaîtra. Que l’Empereur prenne cet événement comme il voudra, cela nous est égal. Si j’avais été à Trieste, son ambassadeur eût été arrêté, ses effets pris, ainsi que ses papiers, et je l’aurais renvoyé seul en porter la nouvelle en Russie. Vous êtes mon prisonnier, je ne veux pas vous relâcher.
Il faut donner un coup de boutoir pour désarçonner l’adversaire afin qu’il sache quelle est la résolution de celui qu’il a en face de lui.
— Parlons maintenant d’autre chose.
Napoléon fait asseoir D’Antraigues sur un grand canapé, prend place à son côté pendant que Berthier pousse devant eux une petite table sur laquelle sont disposés les papiers extraits du portefeuille rouge.
Jauger un homme. Savoir ce qu’il faut de flatterie et de menace pour le faire céder, c’est ainsi qu’on acquiert le
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