Le chant du départ
pouvoir d’influencer, de diriger et de conduire les autres hommes.
— Vous êtes trop éclairé, commence Napoléon, vous avez trop de génie pour ne pas juger que la cause que vous avez défendue est perdue. Les peuples sont las de combattre pour des imbéciles et les soldats pour des poltrons. La révolution est faite en Europe. Il faut qu’elle ait son cours. Voyez les armées des rois : les soldats sont bons, les officiers mécontents et elles sont battues.
Napoléon rassemble les papiers.
— Une nouvelle faction existe en France, dit-il. Je veux l’anéantir. Il faut nous aider à cela, et alors vous serez content de nous… Tenez, signez ces papiers, je vous le conseille.
Il tend les feuillets expurgés. D’Antraigues proteste. On a ouvert son portefeuille. Il ne reconnaît pas ses papiers.
Napoléon se lève, s’exclame.
— Bah, bah, vous vous foutez de moi ! Tout cela est fol, cela n’a pas le sens commun. J’ai ouvert votre portefeuille parce que cela m’a plu. Les armées ne connaissent pas les formes d’un tribunal. Je ne vous demande pas de reconnaître vos papiers : je vous demande de signer ces quatre cahiers-là…
Napoléon lui offre en contrepartie de récupérer ses biens en France, et même de bénéficier d’un poste à l’ambassade de Vienne.
— Je ne veux, Monsieur, aucune de vos propositions, reprend D’Antraigues.
Qu’imagine ce naïf ? Dans quel monde croit-il vivre ?
— Des preuves, des preuves ! Oh ! Fort bien, s’il en faut on en fera !
Il faut que cet homme cède.
Quelques jours plus tard, Napoléon croise l’épouse de D’Antraigues qui vient, avec son jeune fils de cinq ans, rendre visite à Joséphine de Beauharnais.
Napoléon se dirige vers elle : il faut aussi savoir exagérer la colère qui vous habite.
— Peut-être demain à six heures votre mari sortira-t-il de prison, et je vous l’enverrai à onze heures avec dix balles dans le ventre, dit-il.
Saint-Huberty serre son fils contre elle. Elle crie, l’enfant pleure.
— Mon fils n’est-il pas mûr aussi pour la boucherie ? hurle-t-elle. Quant à moi, je vous conseille de me faire fusiller, car je vous assassinerai partout où je le pourrai…
Joséphine entre, entraîne Saint-Huberty qui lui lance : « Vous m’aviez dit Robespierre mort, Madame, le voilà ressuscité. Il a soif de notre sang. Il fera bien de le répandre, car je vais à Paris et j’y obtiendrai justice… »
Robespierre ?
Se souvenant du frère de Maximilien, Napoléon, en s’éloignant, s’interroge. Peut-être ces hommes-là, terroristes, même s’ils gouvernèrent par la guillotine, étaient-ils d’abord des naïfs.
D’Antraigues, le 9 juin 1796, accepte de recopier les seize pages remaniées et de les signer. Le portefeuille rouge est expédié à Barras. Les triumvirs du Directoire ont désormais contre Pichegru et les députés royalistes, contre les membres du club de Clichy, une arme décisive.
— Mon ouvrage, dit Napoléon.
Il donne l’ordre qu’on laisse D’Antraigues sortir librement en échange de la promesse de ne pas s’évader.
Qu’il vive. Qu’il s’évade même s’il veut. Le traître ne peut plus rien.
Ou plutôt si. On ouvre sa correspondance, on transmet ses lettres à Napoléon.
Un soir, en marchant lentement à travers son bureau, Napoléon lit le portrait que D’Antraigues trace de lui. Il s’arrête souvent comme devant un miroir.
« Ce génie destructeur, écrit D’Antraigues, … pervers, atroce, méchant, fécond en ressources, s’irritant des obstacles, comptant l’existence pour rien et l’ambition pour tout, voulant être le maître et résolu à périr ou à le devenir, n’ayant de frein sur rien, n’appréciant les vices et les vertus que comme des moyens et n’ayant que la plus profonde indifférence pour l’un ou l’autre, est le cachet de l’homme d’État. Naturellement violent à l’excès mais se refrénant par l’exercice d’une cruauté plus réfléchie qui lui fait suspendre ses fureurs, ajourner ses vengeances, et étant physiquement et moralement dans l’impossibilité d’exister un seul moment en repos… Bonaparte est un homme de petite stature, d’une chétive figure, les yeux ardents, quelque chose dans le regard et la bouche d’atroce, de dissimulé, de perfide, parlant peu, mais se livrant à la parole quand sa vanité est en jeu ou qu’elle est contrariée ; d’une santé très mauvaise, par suite d’une âcreté de sang.
Weitere Kostenlose Bücher