Le chant du départ
habillé en Turc avec une tunique à l’orientale et un turban, Bourrienne et Tallien, qui vient d’arriver en Égypte, se sont récriés. Et il a cédé, remis sa redingote noire serrée jusqu’au cou. Il fallait choisir entre désorienter ses soldats et peut-être séduire les Égyptiens. Les esprits ne lui ont pas paru prêts. Mais il ne veut pas renoncer. Il envisage de créer des unités de militaires dans lesquelles serviront des Noirs achetés en Haute-Égypte, des Bédouins, des anciens serviteurs des Mamelouks. Cette armée serait ainsi à l’image du pays, de l’empire qu’il rêve encore de constituer. Et il réglerait le problème des effectifs, alors que l’armée actuelle s’amenuise, que les malades s’entassent dans les hôpitaux et que la peste frappe les villes côtières.
Il faut avoir l’oeil à tout. Il interroge Berthier. A-t-on, comme il l’a demandé, imposé aux hommes une baignade quotidienne, le nettoyage des uniformes ? Où en est l’impression du Courrier d’Égypte , ce premier journal qui doit précisément informer l’armée ?
Il regarde Berthier. Il apprécie cet homme efficace, attentif. Il l’estime pour la passion qu’il nourrit à l’égard d’une Milanaise, Mme Visconti, laissée en Italie. Berthier veut qu’on lui en parle.
— Je comprends cette passion mais non cette adoration, murmure Napoléon.
Berthier baisse la tête. Il a demandé à rentrer en Europe. Il n’a pas caché ses raisons. Mais il sait que la flotte est détruite.
— Sur une frégate, ajoute Napoléon, bientôt vous la rejoindrez.
Puis il prend Berthier et Bourrienne à témoin, accuse l’amiral Brueys, imprévoyant, l’amiral Villeneuve, qui n’a pas combattu, a fui la rade, selon tous les récits.
— L’empire de la mer est à nos rivaux, dit-il. Mais si grand que soit ce revers, il ne peut être attribué à l’inconstance de la Fortune ; elle ne nous abandonne pas encore, bien loin de là, elle nous a servis dans cette opération, au-delà de ce qu’elle a jamais fait.
Il voit l’étonnement de Bourrienne et de Berthier.
— Il ne nous reste plus qu’à organiser notre conquête, explique-t-il.
» Ce que j’aime dans Alexandre, poursuit-il, ce ne sont pas ses campagnes mais ses moyens politiques. C’est d’un grand politique que d’avoir été à Ammon pour régner sur l’Égypte.
Berthier et Bourrienne comprennent-ils ?
— Mon projet, ajoute Napoléon, est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. Si je gouvernais un peuple de juifs, je rétablirais le temple de Salomon…
Il s’interrompt. Le 18 août, il assistera à la fête du Nil, puis, quelques jours après, à celle donnée à la gloire de Mahomet, et le 21 septembre, on célébrera la fête de la République et, plus tard, le souvenir du 13 Vendémiaire, le 4 octobre. Il faut, ces jours-là, que les corps de musique, les généraux en grand uniforme, les troupes soient rassemblés.
Berthier et Bourrienne s’éloignent.
Demain 15 août 1798, j’ai vingt-neuf ans .
À six heures du matin, le 18 août, alors que le soleil brûle déjà, Napoléon se tient quelques pas en avant du groupe des généraux et des notables cairotes qui se rendent au Megyas .
C’est là qu’on va rompre la digue qui permettra aux flots du Nil d’envahir une partie de la campagne entourant la ville en s’engouffrant dans le canal. Les musiques jouent, on tire des salves. L’eau déferle enfin.
Napoléon regarde ce torrent et cette foule. Il commence à jeter des pièces de monnaie. On se bat pour les ramasser, on le suit quand il retourne vers son palais de la place Ezbekieh.
Le 21 août, la ville est à nouveau en fête pour l’anniversaire de la naissance du Prophète. Napoléon préside aux défilés militaires. Il faut qu’on voie la force. Il s’assied au milieu des ulémas pour le grand banquet. Il déteste cette viande de mouton trop grasse, ces plats trop épicés. Mais il plonge ses doigts dans la sauce, il saisit les morceaux de viande, comme les autres convives.
Le général Dupuy, qui commande la place du Caire, se penche vers Napoléon.
— Nous trompons les Égyptiens, dit-il, par notre simulé attachement à leur religion, à laquelle nous ne croyons pas plus qu’à celle du pape.
Pourquoi lui répondre ? Combien d’hommes acceptent de vivre sans religion ? Et pourrait-on gouverner un
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