Le chat botté
familles par notre mariage, dès que les convenances du deuil le permettront.
— Mon cher Napoléon, je pourrais être votre mère.
— Réfléchissez, au moins.
— C'est tout réfléchi !
Et elle éclata une nouvelle fois de rire.
Piqué au vif, très vexé, Buonaparte quitta la pièce. Restée seule avec sa fille, Madame Permon lui dit :
— Tu vois, Laurette, il a un gésier à la place du cœur, ton Chat botté.
Barras était généreux et Rose de Beauharnais très dépensière. Il finançait les études des grands enfants que la vicomtesse cachait pour se rajeunir, Eugène dans un collège irlandais de Saint-Germain, Hortense chez l’ancienne femme de chambre de la reine, Madame Campan. Par fourgon militaire il envoyait du gibier et des volailles dans la maison de Croissy qu’elle avait louée à des amis et où elle ne venait qu’une fois par semaine pour y recevoir Barras, justement, qui arrivait à cheval précédé de gendarmes. A chacune de ses visites elle se plaignait de manquer, partait emprunter aux voisins de la vaisselle ou des verres. Elle se sentait ici trop loin de Paris, et à l’étroit dans son petit appartement de la rue de l’Université. L'été précédent elle s’était donc installée à la lisière nord de la capitale. D’abord Chanterelle, cette allée récemment pavée se nommait Chantereine en souvenir des marais et du vacarme des grenouilles, car la ville avançait et mangeait la campagne alentour. C'était une villa à un étage, avec des mansardes sous les toits, une remise, une écurie pour les deux chevaux offerts par Barras, un jardinet. Rose avait loué cet hôtel à une danseuse de l’Opéra qui venait de quitter le comédien Talma. Avec quel argent ? Elle avait été à la banque Mathiesen et Sissen, à Hambourg, pour y tirer trois lettres de change sur sa mère restée à la Martinique malgré l’occupation anglaise; elle avait aussi récupéré quelques biens grâce à ses nouvelles amitiés mondaines, des bijoux, des meubles, des vêtements. Cela ne pouvait suffire mais elle comptait sur Barras pour payer ses dettes, parce qu’elle voyait grand : sitôt rue Chantereine, Rose se lança dans des travaux ruineux, elle agrandit le perron en véranda, accrocha partout des miroirs et, dans sa chambre à coucher, entre les chaises de nankin bleu et la table en bois, posa un buste de Socrate.
Avec malice, Barras poussa Buonaparte dans les bras de Rose, pour se débarrasser d’elle; il trouvait des arguments capables de convaincre le général :
— Tu sais, c’est la fille d’un riche planteur de cannes à sucre, Tascher de La Pagerie.
— Un noble ?
— Un noble colon, oui. Il avait cent cinquante esclaves.
— Je n’y connais rien en esclaves...
— En outre elle est vicomtesse. Elle tient de l’ancien régime et du nouveau, tu devrais y songer, toi qui ne parles que de mariage profitable.
— Enfin ! citoyen représentant, c’est ta maîtresse.
— Une amie, tout au plus, une amie chère. Et puis il est temps que tu penses à toi, général. Elle a un titre, des relations, une jolie villa. Elle te donnerait une consistance.
— Tu le crois ?
— Je le sais.
La villa de la rue Chantereine acheva de persuader Buonaparte : elle avait les apparences d’une fortune. Il accepta donc les invitations de la veuve Beauharnais qu’il essaya de séduire par intérêt. Ces soirs-là, sortant de ses ordinaires opérations de police ou de ravitaillement, il devenait aimable et drôle. Les invités de Rose tombaient sous le charme, et lui, il se plaisait dans cette société d’ancien régime à la fois protégée et hostile au gouvernement, comme Madame de Lameth, la fille d’un planteur dominicain devenu négociant à Bayonne, ou une vraie duchesse, Madame d’Aiguillon, ou une Madame de Gallissonière dont le mari avait émigré, les marquis de Caulaincourt et de Ségur. Pour subjuguer les dames, plus émotives mais influentes, il leur racontait des histoires de revenants et soignait la mise en scène :
— Chère vicomtesse, disait-il à Rose, peut-on éteindre ce lustre, et ce bougeoir, et celui-ci, créer une pénombre ?
— Ah ! général, frémissait une marquise, vous allez encore nous terrifier!
— Parce que vous aimez, Madame, avoir peur. Je me trompe ? Il faut un peu d’obscurité, si vous voulez que je convoque les morts. Ils reviennent la nuit, la lumière les effraie.
Les messieurs souriaient, les dames frissonnaient, mais tous
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