Le cheval de Troie
infranchissables.
Tous les présages annonçaient la fin de la guerre pour cette dixième année, pourtant mon père hésitait toujours ; il s’humiliait et humiliait Troie en attendant ainsi le bon vouloir de cette femme. Je grinçais des dents face à cette injustice, je le raillais au cours des assemblées. Mais il avait pris sa décision et refusait de changer d’avis. Je ne cessais de le lui répéter, Achille ne saurait me faire courir le moindre danger, nos troupes d’élite pouvaient fort bien tenir les Myrmidons en échec, nous étions capables de vaincre sans Memnon et Penthésilée. Même quand il apprit le retard de Penthésilée, il demeura inflexible, ne demandant pas mieux que d’attendre la onzième année.
Depuis que l’armée grecque se trouvait sur notre rivage, nous avions pris l’habitude de nous promener sur les remparts et de regarder les drapeaux flotter au-dessus des maisons grecques. Sur la rive du Scamandre, j’aperçus un jour une nouvelle bannière : une fourmi blanche sur fond noir et, sortant de ses mandibules, un éclair rouge : l’étendard Myrmidon d’Achille. La tête de la Méduse n’aurait pu terrifier davantage les Troyens.
Je me rendis, morose, à l’assemblée et ne remarquai rien de différent, en ce jour qui pourtant transforma notre vie. Les membres de la Cour bavardaient de choses et d’autres. Au pied de l’estrade royale, un plaignant exposait son affaire : on avait refusé de raccorder son nouvel immeuble aux égouts et, comme il en était le propriétaire, il était furieux. Soudain, un homme fit irruption dans la salle.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Polydamas.
L’homme gémit, il avait peine à respirer. Il finit par désigner nerveusement mon père du doigt. Polydamas conduisit l’individu jusqu’à l’estrade, le fit asseoir sur la dernière marche et demanda qu’on lui apportât de l’eau. Le propriétaire irrité, pressentant quelque chose d’important, s’éloigna mais pas trop, pour pouvoir entendre ce qui allait se dire. L’eau et quelques instants de repos permirent à l’homme de retrouver la parole.
— Seigneur, une grande nouvelle !
— Quoi donc ? demanda mon père, sceptique.
— Seigneur, je me trouvais dans le camp grec, alors que le grand prêtre prenait les augures, à la demande d’Agamemnon, afin de connaître la cause de la peste qui a tué dix mille hommes !
Dix mille hommes morts de maladie dans le camp grec ! Je courus me mettre à côté du trône. Dix mille hommes ! Si mon père ne parvenait pas à saisir l’importance de l’événement, c’est que la raison lui faisait défaut. Troie était perdue. Mais l’homme n’avait pas terminé son récit.
— Il y eut alors une effroyable querelle entre Agamemnon et Achille, seigneur. L’armée est divisée, Achille s’est retiré de la guerre avec ses Myrmidons et le reste de la Thessalie. Seigneur, Achille ne se battra pas pour Agamemnon ! À nous la victoire !
Je me cramponnai au dossier du trône pour ne pas tomber, mon père était blême, Polydamas regardait l’homme comme s’il ne le croyait pas, Anténor s’appuyait mollement contre un pilier et tous, dans la salle, semblaient pétrifiés. Soudain on entendit un énorme éclat de rire et mon frère, Déiphobos, s’écria :
— C’est ainsi que s’effondrent les puissants de ce monde !
— Silence ! clama mon père puis, regardant l’homme qui était à ses pieds : Pourquoi cette querelle ?
— Seigneur, c’est à cause d’une femme. Calchas a exigé qu’on fît conduire à Troie Chryséis, attribuée à Agamemnon quand le butin de Lyrnessos fut partagé. Apollon a été tellement offensé par sa capture qu’il a envoyé la peste et n’y mettra pas fin avant qu’Agamemnon ait renoncé à sa prise. Agamemnon a été contraint d’obéir. Achille s’est gaussé de lui, l’a raillé. Alors Agamemnon lui a ordonné de lui donner sa propre prise, Briséis, en compensation. Après l’avoir remise au grand roi, Achille s’est retiré de la guerre avec tous ceux qu’il commandait.
— Une femme ! Une armée divisée en deux à cause d’une femme ! s’exclama Déiphobos qui trouvait cela encore plus drôle.
— Pas exactement en deux, repartit d’un ton sec Anténor. Le nombre de ceux qui se sont retirés ne dépasse pas quinze mille. Et si une femme peut faire éclater une armée, n’oubliez pas qu’à l’origine c’est à cause d’une femme que
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