Le cheval de Troie
tombe, car nous y sommes liés par serment.
— Ainsi jusqu’à la mort et même par-delà, dis-je en fermant les yeux, Achille fera figure de beau parleur égoïste, si imbu de lui-même qu’il a laissé mourir des milliers d’hommes pour satisfaire son orgueil blessé.
— Oui.
— Je devrais te trancher la gorge, toi qui as inventé cette ruse, qui as jeté sur moi l’opprobre et le déshonneur qui entacheront éternellement mon nom. J’espère que tu iras dans le Tartare !
— C’est plus que certain, remarqua Ulysse d’un ton indifférent. Tu n’es pas le premier à me maudire et tu ne seras pas le dernier. Tous, nous subirons les conséquences de ce conseil, Achille. Peut-être ne saura-t-on jamais ce qui s’y est passé exactement, mais on ne manquera pas de soupçonner la main d’Ulysse. Et que crois-tu qu’on pensera d’Agamemnon ? Toi au moins, tu as subi une réelle injustice. Et c’est lui qui t’a traité si injustement.
Soudain je me rendis compte combien cette conversation était futile, combien les hommes, même aussi brillants qu’Ulysse, comptaient peu dans les plans divins.
— Eh bien, c’est une forme de justice. Nous méritons bien de perdre notre réputation. Afin de mettre en œuvre cette entreprise maudite, nous avons accepté d’être les complices d’un sacrifice humain. Nous devons le payer. Jamais je ne pourrai réaliser mon projet le plus ambitieux.
— Lequel ?
— Vivre dans la mémoire des hommes comme le parfait guerrier. C’est Hector qui aura cet honneur.
— Tu ne peux en être certain, Achille. La postérité a son propre jugement.
— Et toi, ne souhaites-tu pas que de nombreuses générations se souviennent de toi, Ulysse ?
— Non ! s’esclaffa-t-il. Peu m’importe ce que la postérité dira d’Ulysse ou même si elle se rappellera son nom. Quand je serai mort, je roulerai sans cesse un rocher au sommet d’une colline d’où il redescendra invariablement, ou bien j’essaierai d’attraper des fruits à jamais hors de ma portée.
— Et je me trouverai à tes côtés.
Puis ce fut le silence. L’outre de vin était sur la table. Je remplis nos coupes à ras bord et nous bûmes, absorbés dans nos pensées.
— Pourquoi es-tu venu me voir ? demandai-je finalement.
— Pour être le premier à te faire part d’un étrange événement.
— Lequel ?
— Ce matin, des soldats sont allés sur les rives du Simoïs pour pêcher. Quand le soleil s’est levé, ils ont vu quelque chose flotter dans l’eau. Le corps d’un homme. L’officier de garde l’a ramené sur la rive. C’était le cadavre de Calchas.
Un frisson me parcourut le dos.
— Comment est-il mort ?
— Une blessure à la tête. Un officier d’Ajax l’avait aperçu en train de se promener au faîte de la falaise dominant le Simoïs, au coucher du soleil. Il jure que c’était Calchas, car c’est le seul du camp à porter un manteau ample et long. Il a dû trébucher et tomber, tête la première.
Je regardai Ulysse : il avait l’air rêveur, ses beaux yeux gris brillaient d’un éclat surnaturel. Était-ce possible ? Serait-ce lui ? Je tremblais de tous mes membres. Ce crime s’ajoutait-il à tous ceux qu’il avait déjà commis, à savoir le sacrilège, l’impiété, le blasphème, l’athéisme et le meurtre rituel ? Et maintenant l’assassinat d’un grand prêtre ! C’était pire que les crimes réunis de Sisyphe et de Tantale.
Ulysse l’impie était pourtant aimé des dieux. Quel homme paradoxal ! Le gredin et le roi ne faisaient qu’un en lui. Il lut dans mes pensées et sourit d’un air narquois.
-- Achille, Achille, comment peux-tu penser pareille chose, même de moi ? Si tu veux mon avis, c’est l’œuvre d’Agamemnon.
23
Récit d’Hector
Penthésilée ne donna aucune nouvelle. La reine des Amazones n’était pas pressée de quitter sa contrée sauvage, tandis que Troie souffrait le martyre. Le destin d’une cité dépendait du caprice d’une femme. Je la maudissais et je maudissais les dieux de permettre à une femme de rester sur son trône après la disparition de l’ancienne religion. Mère Kubaba n’exerçait plus son pouvoir absolu et, pourtant, la reine Penthésilée régnait, imperturbable. Selon Démétrios, mon précieux fugitif grec, elle n’avait même pas commencé à rassembler les guerrières de ses innombrables tribus. Elle n’arriverait pas avant que l’hiver eût rendu les cols
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