Le cheval de Troie
pas perdu plus de mille, répondit Ulysse.
Un grand soupir monta parmi les soldats qui se reposaient derrière nous, suivi d’un cri déchirant qui nous parvint du haut de la tour de guet. Nous cessâmes de rire.
— Regardez ! s’écria Nestor en pointant un doigt décharné et tremblant.
Nous nous tournâmes lentement. Deux lances en main, Hector était debout, appuyé contre le bronze de la porte. Il portait mon armure dorée, des crins écarlates apparaissaient dans le plumet du casque et les améthystes étincelaient sur le baudrier pourpre que lui avait donné Ajax. Jamais je ne m’étais vu dans cette armure et découvris alors à quel point elle était superbe, dès qu’on était assez grand pour la porter. J’aurais dû savoir, dès l’instant où j’en avais revêtu Patrocle, que j’avais scellé son destin.
Hector saisit son bouclier et s’avança de quelques pas.
— Achille, cria-t-il. Je suis resté pour t’affronter.
Mon regard croisa celui d’Ajax, qui acquiesça d’un signe de tête. Je pris mon bouclier et ma Vieille Pélion des mains d’Automédon et lui remis ma hache. Me battre avec une hache aurait été une offense à l’égard d’Hector. La gorge serrée par la joie, je m’éloignai des rois et allai à sa rencontre d’un pas mesuré, tel celui qui marche au sacrifice. Je ne levai pas ma lance et lui non plus. Lorsque nous fûmes à quinze pas l’un de l’autre, nous nous arrêtâmes, désireux de découvrir quel genre d’homme était l’adversaire, car nous ne nous étions jamais vus à moins d’un jet de lance. Il fallait que nous nous adressions la parole avant que le duel ne commençât. Nous nous rapprochâmes, au point de nous toucher. Je plongeai mon regard dans ses yeux, où se lisait une inflexible résolution, et découvris combien il me ressemblait. Exception faite de son âme, point souillée comme la mienne. C’était un guerrier parfait.
Je l’aimais plus que moi-même ou que Patrocle, Briséis ou même mon père, car c’était moi que je retrouvais dans un autre corps. C’était un héraut de mort ; ou bien il me porterait le coup fatal, ou bien je m’attarderais encore quelques jours ici-bas jusqu’à ce qu’un autre Troyen ne m’abatte. Mais l’un de nous devait mourir dans ce duel et l’autre peu après. Ainsi en avait-il été décidé quand nos destins s’étaient croisés.
— Durant toutes ces années, Achille… commença-t-il, puis il s’interrompit, comme si les mots se révélaient incapables d’exprimer ce qu’il ressentait.
— Hector, fils de Priam, j’aurais préféré que nous fussions amis. Mais on ne peut ignorer le sang qui nous sépare.
— Mieux vaut être tué par un ennemi qu’un ami, dit-il. Combien de mes hommes ont péri près du Scamandre ?
— Quinze mille. Troie va tomber, Hector.
— Avant, il faudra que je meure. Je n’aurai plus d’yeux pour le voir.
— Moi non plus.
— Nous sommes nés uniquement pour faire la guerre. Son issue ne nous concerne pas et je suis heureux qu’il en soit ainsi.
— Ton fils est-il en âge de te venger, Hector ?
— Non.
— Alors j’ai un avantage sur toi. Mon fils viendra à Troie pour me venger, tandis qu’Ulysse veillera à ce que ton fils ne vive pas assez longtemps pour regretter plus tard d’avoir été trop jeune.
— Hélène m’a averti de me méfier d’Ulysse. Est-il vraiment le fils d’un dieu ?
— Non. C’est le fils d’un scélérat. Mais je dirais qu’il est l’âme de la Grèce.
— J’aimerais pouvoir mettre mon père en garde contre lui.
— Tu seras mort avant de pouvoir le faire.
— Je pourrais fort bien triompher de toi, Achille.
— Si c’est le cas, Agamemnon te fera trancher la gorge.
— Laisses-tu des femmes qui te pleureront ? Un père ? demanda-t-il après un instant.
— Oui, on pleurera ma mort.
En cet instant, l’amour que nous éprouvions l’un pour l’autre était bien plus fort que la haine ; je lui tendis la main. Il me serra le poignet.
— Pourquoi es-tu resté pour m’affronter ? lui demandai-je.
Sa main se crispa, la tristesse assombrit son visage.
— Comment rentrer ? Comment regarder mon père en face, quand mon imprudence et ma stupidité ont causé la perte de milliers d’hommes ? J’aurais dû me replier à Troie dès le jour où j’ai tué ton ami, qui portait cette armure. Polydamas m’a averti, mais je n’en ai pas tenu compte. Je voulais
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