Le cheval de Troie
Craignant qu’il ne souhaitât l’extirper, je tombai à genoux à ses côtés. Déjà il ne bougeait plus, suffoquant, le sang ruisselant de ses mains lacérées.
— Tu t’es magnifiquement battu, dis-je.
Ses lèvres remuèrent, il pencha la tête de côté, essayant de parler, et le sang jaillit. Je pris sa tête entre mes mains. Son casque roula à terre et sa tresse de cheveux noirs commença à se défaire dans la poussière.
— J’aurais tant aimé combattre à tes côtés et non pas contre toi, lui murmurai-je, regrettant de ne pas savoir quelles paroles il aurait souhaité entendre.
Il avait les yeux brillants, le regard lucide. D’une des commissures de ses lèvres s’écoulait un filet de sang ; il ne lui restait plus longtemps à vivre ; la pensée qu’il était en train de mourir m’était insupportable.
— Achille ?
C’est à peine si je pus l’entendre. Je me penchai jusqu’à ce que mon oreille touchât presque ses lèvres.
— Qu’y a-t-il Hector ?
— Rends mon corps… à mon père.
— Cela m’est impossible, Hector. Je t’ai promis à Patrocle.
— Rends-moi… si tu me donnes à Patrocle… ton corps… les chiens le dévoreront.
— Ce qui doit être sera. J’ai juré.
— Alors… c’est fini.
Avec une force quasi surnaturelle, ses mains resserrèrent leur prise et, rassemblant toute l’énergie qui lui restait, il arracha la lame.
Aussitôt ses yeux se firent vitreux et il poussa un râle, de l’écume sortant de ses narines. Il rendit l’âme.
Sa tête toujours dans les mains, je restai agenouillé, immobile. Le monde entier se taisait. Comme il était beau, mon jumeau troyen, mon double ! Quel chagrin j’éprouvai ! Et quelle douleur !
J’entendis la voix de Patrocle : « Comment peux-tu l ’ aimer , Achille , alors qu ’ il m ’ a assassiné ? »
Mon cœur se mit à battre la chamade. Je me levai d’un bond. J’avais juré de le tuer et pourtant, au lieu de me réjouir, je pleurais. Je pleurais ! Et pendant ce temps-là Patrocle gisait, incapable de payer le prix de la traversée du Styx.
Depuis les murailles troyennes nous parvint un hurlement de désespoir atroce : Priam se révoltait contre la mort du fils qu’il chérissait le plus. Son cri fut repris par la populace. On entendit les gémissements des femmes, les insultes des hommes qui s’en prenaient aux dieux, les coups sourds de poings qui frappaient les poitrines, pareils au roulement des tambours funèbres tandis que, derrière moi, l’armée d’Agamemnon poussait des acclamations à n’en plus finir.
Je dépouillai Hector de son armure, sauvagement, arrachant du même coup la tristesse qui endeuillait mon cœur. Quand j’eus terminé, les rois firent cercle autour de son corps nu. Agamemnon dévisageait le cadavre avec un sourire sardonique. Il leva sa lance et la plongea en son flanc ; tous les autres l’imitèrent, assénant au guerrier sans défense les coups qu’ils n’avaient pu lui donner de son vivant.
Écœuré, je me détournai et en profitai pour sécher mes pleurs. Lorsque je les regardai à nouveau, je m’aperçus que seul Ajax s’était abstenu d’insulter la dépouille d’Hector. Comment pouvaient-ils le traiter de rustre, alors que lui seul comprenait ? J’écartai Agamemnon et les autres sans ménagement.
— Hector m’appartient ! Prenez vos armes et allez-vous-en !
J’ôtai le baudrier pourpre attaché à la cuirasse et tirai mon poignard. Je pratiquai ensuite des fentes dans la chair derrière les talons du mort et y enfilai la lanière de cuir ouvragée, sous le regard imperturbable d’Ajax. Automédon m’amena mon char. Je fixai le baudrier à l’arrière.
— Descends, dis-je à Automédon. Je vais conduire moi-même.
Mes trois chevaux blancs baissèrent la tête, sentant la mort, mais ils se calmèrent après que j’eus enroulé les rênes autour de ma taille.
Avec mon char, je fis des allées et venues sous la tour de guet, accompagné par les lamentations poussées du haut des murailles de Troie et par les hurlements de joie de l’armée d’Agamemnon.
Les cheveux d’Hector, défaits, balayaient le sol, ses bras pendaient de chaque côté de sa tête. Par douze fois, je fis faire à mes chevaux le trajet entre la tour de guet et la porte Scée, exhibant sous ses murailles l’homme qui incarnait l’espoir de Troie. Je proclamai ainsi que la victoire nous appartenait inéluctablement. Puis je me
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