Le cheval de Troie
volonté d’Achille. Si je ne puis la porter, Ajax le peut-il ? Si elle est trop grande pour moi, elle est certainement trop petite pour lui. Donnez-la-moi, je la mérite.
Il retourna s’asseoir. Beaucoup hésitaient à présent, mais la décision revenait au seul Agamemnon.
Le grand roi regarda Nestor.
— Qu’en penses-tu ?
— Ulysse mérite l’armure, soupira Nestor.
— Qu’il en soit ainsi !
Ajax poussa un cri. Il dégaina son épée, mais son geste resta inachevé, et il s’affala sur le sol. Il nous fut impossible de le ranimer. Agamemnon finit donc par le faire emmener sur un brancard porté par huit soldats. Ulysse prit l’armure, tandis que les rois se dispersaient, attristés et découragés. J’allai chercher du vin pour ôter à ma bouche son amertume. Quand Ulysse eut fini de parler, nous savions tous quelle était son intention : donner l’armure à Néoptolème.
Il faisait nuit depuis longtemps quand je renonçai à m’enivrer. Je parcourus les rues désertes à la recherche d’un lieu où je pourrais trouver quelque réconfort. Enfin la lueur d’un feu ! Chez Ulysse. Le rideau n’était pas encore tiré, aussi entrai-je d’un pas hésitant.
Il était assis près de Diomède et contemplait les braises rougeoyantes, perdu dans ses pensées. Il entourait l’Argien de son bras et ses doigts caressaient lentement l’épaule nue. Un sentiment de solitude m’envahit à nouveau. Achille était mort. Je commandais les Myrmidons, moi qui, de par ma naissance, n’y étais pas préparé. Cela me faisait peur. J’entrai dans le cercle de lumière et m’assis d’un air las.
— Suis-je importun ? demandai-je, un peu tardivement.
— Non, répondit Ulysse en souriant, prends du vin.
— Non merci, répondis-je, car j’avais l’estomac retourné. J’ai essayé en vain de m’enivrer toute la soirée.
— Te sens-tu seul à ce point, Automédon ? demanda Diomède.
— Plus seul que jamais. Comment puis-je le remplacer ? Je n’ai rien d’un Achille !
— Ne t’en fais pas, chuchota Ulysse. Il y a dix jours, quand j’ai vu l’ombre de la mort obscurcir son visage, j’ai envoyé chercher Néoptolème. Si les vents et les dieux sont cléments, il ne devrait pas tarder à arriver.
Je me sentis si soulagé que je faillis l’embrasser.
— Ulysse, je t’en remercie du fond du cœur. Il appartient à un descendant de Pélée de commander les Myrmidons.
— Ne me remercie pas d’avoir fait ce qui s’imposait.
Nous restâmes à bavarder de choses sans importance tandis que la nuit s’écoulait, chacun trouvant réconfort dans la compagnie des autres. À un moment, je crus entendre un brouhaha au loin, mais ce fut bref, et je continuai de prêter attention à ce que disait Diomède. Puis il y eut un grand cri. Cette fois, nous l’entendîmes tous les trois. Diomède se leva d’un bond et saisit son épée, tandis qu’Ulysse hésitait. Le bruit se faisant de plus en plus fort, nous sortîmes et allâmes dans la direction d’où il venait.
Nous atteignîmes les rives du Scamandre où se trouvait l’enclos réservé aux animaux sacrificiels. Chacun avait été soigneusement choisi, béni et marqué d’un emblème sacré. D’autres rois nous y avaient précédés et on avait posté un garde pour éloigner les simples curieux. Bien sûr, on nous laissa passer tout de suite et nous rejoignîmes Agamemnon et Ménélas, debout près de la palissade qui entourait l’enclos, le regard fixé sur une forme qui se dessinait dans l’obscurité. Nous entendîmes un rire dément, une voix emplie de rage et de dérision, qui hurlait de plus en plus fort des insultes vers les étoiles.
— Voilà pour toi, Ulysse, fils de canaille ! Et toi, crève, Ménélas, infâme lèche-cul !
Et cela continuait toujours, tandis que nous scrutions en vain la nuit. Quelqu’un tendit alors une torche à Agamemnon, qui la leva au-dessus de sa tête, projetant une grande flaque de lumière. J’eus le souffle coupé par l’horreur. Je me détournai et vomis. À perte de vue, dans la zone éclairée par la torche, il y avait du sang. Des moutons, du bétail et des chèvres gisaient dans des mares de sang, les yeux vitreux, les pattes coupées, la gorge tranchée, la peau lacérée parfois en des douzaines d’endroits. À l’arrière-plan, Ajax gambadait, une épée ensanglantée à la main. Quand sa bouche grande ouverte ne lançait pas d’injures, elle laissait
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