Le cheval de Troie
échapper l’affreux rire qui nous donnait le frisson. Un jeune veau terrifié se balançait au bout de son bras et lui donnait des grands coups de sabots tandis qu’il le tailladait. À chaque coup qu’il lui portait, il appelait le veau Agamemnon puis éclatait de rire.
— Le voir en arriver là ! murmura Ulysse.
— Qu’est-ce que c’est ? soufflai-je.
— Un accès de folie, Automédon. Cela s’explique : trop de coups sur la tête, trop de chagrin, peut-être une attaque. Mais en arriver là ! Je prie afin qu’il ne s’en remette jamais suffisamment pour se rendre compte de ce qu’il a fait.
— Il faut le maîtriser, dis-je.
— Essaie donc, Automédon. Je n’ai aucune envie de maîtriser Ajax alors même qu’il est en pleine crise de folie.
— Moi non plus, dit Agamemnon.
Sans rien faire d’autre, nous restâmes à le regarder.
À l’aube, sa folie cessa. Quand il retrouva la raison, il regarda autour de lui, comme s’il vivait un cauchemar ; il vit les douzaines d’animaux consacrés qui l’entouraient, le sang dont il était couvert de la tête aux pieds et dans lequel il pataugeait, l’épée qu’il tenait en main, les rois silencieux qui le regardaient derrière la palissade. Il tenait encore une chèvre, horriblement mutilée, vidée de tout son sang. Poussant un cri d’horreur, il la lâcha, comprenant enfin ce qu’il avait fait durant la nuit. Il courut jusqu’à la palissade, sauta par-dessus et s’enfuit comme si les furies le poursuivaient déjà. Teucer nous quitta pour le suivre. Nous restâmes sur place, ébranlés jusqu’au plus profond de nous.
Ménélas fut le premier à retrouver l’usage de la parole.
— Est-ce que tu vas laisser passer ça ? demanda-t-il à Agamemnon.
— Que veux-tu, Ménélas ?
— Qu’il meure ! Il a tué les animaux sacrés, il doit le payer de sa vie ! Les dieux l’exigent !
— C’est celui que les dieux préfèrent qu’ils rendent fou en premier, soupira Ulysse.
— Il faut pourtant qu’il meure, insista Ménélas. Exécute-le et interdit qu’on l’ensevelisse !
— C’est la punition qu’il mériterait, marmonna Agamemnon.
— Non, non, non ! Laissez-le donc en paix ! répliqua Ulysse. Est-ce que cela ne te suffit pas, Ménélas, qu’Ajax ait lui-même scellé son destin ? Son ombre est vouée au Tartare, après cette nuit ! Laisse-le en paix ! N’accable pas davantage ce malheureux !
— Ulysse a raison, dit Agamemnon en se détournant du carnage et en s’adressant à Ménélas. Il est fou. Laissons-le expier sa faute du mieux qu’il pourra.
Ulysse, Diomède et moi nous rendîmes là où vivait Ajax avec sa principale concubine, Tecmessa, et leur fils, Eurysacès. Quand Ulysse frappa à la porte verrouillée, Tecmessa regarda craintivement à travers le volet de la fenêtre, puis lui ouvrit, son fils à ses côtés.
— Où est Ajax ? demanda Diomède.
— Il est parti, seigneur, et je ne sais pas où, répondit-elle en essuyant ses larmes. Il a simplement dit qu’il allait chercher le pardon de Pallas Athéna en se baignant dans la mer. Il a donné son bouclier à Eurysacès, poursuivit-elle en sanglotant. Il a expliqué que c’était la seule chose qui n’avait pas été souillée par son sacrilège. Puis il nous a confiés à Teucer. Seigneur, seigneur, que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait ?
— Rien qu’il ait pu comprendre, Tecmessa. Reste ici, nous allons le trouver.
Il était près du rivage, là où les vaguelettes clapotent doucement au bord de la lagune et où l’on aperçoit çà et là des rochers sur le sable. Teucer était à ses côtés, agenouillé et la tête baissée. L’impassible Teucer, qui ne parlait jamais beaucoup mais était toujours là quand Ajax avait besoin de lui.
Ce qu’Ajax avait fait était évident : dans la fente d’un rocher plat qui émergeait de quelques pouces au-dessus du sable, la poignée d’une épée était enfoncée jusqu’à la garde, lame en l’air. Après avoir ôté son armure et s’être baigné dans la mer, Ajax avait dessiné une chouette dans le sable pour Athéna et un œil pour Kubaba, la Mère. Puis il s’était placé au-dessus de l’épée et s’était laissé tomber de toute sa masse ; elle lui avait transpercé la poitrine et sectionné la colonne vertébrale. Une bonne longueur de lame dépassait du corps. Ajax gisait, le visage dans son propre sang, les yeux fermés, les traits
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